"La politique, au sens que lui donnent les philosophes, comporte trois étapes essentielles. La première, est d’abord de concevoir des idées et proposer un projet de société. Celui qui se contente de ce premier pas, n’est qu’un idéologue, un philosophe, un homme de science politique, en tout cas, tout sauf « un politique », pour signifier « un homme politique ». Il faut alors franchir une seconde étape qui consiste à conquérir le pouvoir d’État, par un moyen ou par un autre. Une fois le pouvoir conquis, à la suite d’une succession héréditaire, d’une révolution, d’un putsch ou par élection, comme c’est le cas en démocratie libérale, il faut ensuite gouverner. Bien souvent, les hommes ont de bonnes idées, et ils prennent des années à chercher, avec assiduité, le pouvoir d’État, à titre individuel ou collectivement, dans des groupuscules clandestins ou au sein de partis légalement reconnus. Très peu d’entre eux atteignent leurs fins. Beaucoup échouent et quittent l’histoire avec leurs belles idées et leurs nobles sentiments pour la société, sans avoir connu l’expérience du pouvoir d’État. Une minorité, celle que peut-être la providence choisit, arrive aux reines du pouvoir d’État. C’est alors que l’action politique commence vraiment, et que l’on s’expose au jugement des peuples et de l’histoire. L’instant est critique ; après les moments d’enthousiasme, il faut soumettre les idées à l’épreuve de la pratique ; il faut gouverner. Bien de politiques, souvent entrés par la grande porte de l’histoire, en ressortent par la petite, laissant, à la postérité, une image qu’ils n’ont pas souhaitée donner à la mémoire collective, ou qui ne rend pas compte de toute leur personnalité, de tous les moments leur vie publique. Il est évident aussi que d’autres entrent par la petite porte et sortent par la grande. Ce n’est pas ce paradoxe des destins politiques qui nous intéresse ici, mais plutôt les contours de l’action de gouverner. Qu’est-ce que gouverner, et comment gouverner, au sommet de l’État, dans un contexte de démocratie et de pluralisme politique ?
Gouverner, c’est rendre compatibles des humeurs incompatibles, des intérêts contradictoires, des aspirations antagoniques, des forces opposées, des visions qui, mutuellement, s’excluent. Gouverner, c’est tirer les leçons du passé pour gérer le présent, sans compromettre l’avenir immédiat et lointain. Gouverner, c’est identifier les meilleurs moyens pour la réalisation des meilleures fins. Gouverner exige que l’on ne soit d’aucun camp, d’aucun groupuscule, tout en ayant un parti dans son cœur et une carte de partisan dans sa poche. A titre indicatif, le meilleur parti, pour qui veut bien gouverner, c’est celui de la raison, de l’avenir et du plus grand nombre. Le meilleur parti, c’est celui du plus grand nombre. Mais, ce n’est point l’opinion de rue qui doit guider le gouvernant ; elle n’est qu’un baromètre parmi tant d’autres, car l’avenir d’une nation ne peut se décider exclusivement, ni sur le pavé, ni sur l’internet. "Le peuple veut toujours son bien, mais il ne le connait pas toujours", dit Rousseau. La rue, en république, c’est juste pour contester, protester, revendiquer, s’insurger, pour l’idéal, dans la légalité ; mais ce n’est point pour décider, légiférer ou commander. La raison, qui peut se trouver dans l’élite du parti majoritaire ou dans la société civile nationale, au-delà des passions populaires, des intérêts corporatistes et groupusculaires, doit donc jouer son rôle d’éclaireur du gouvernant qui lui, à son tour, doit former et informer l’opinion, par son action de communication. Cette action de communication, la bonne, permet de rallier le peuple au gouvernant. Le meilleur parti, pour le gouvernant, c’est alors celui qui concilie l’opinion, la pensée, la communication et l’action ; c’est celui qui est capable de fédérer les énergies multiples, parce qu’on ne peut gouverner seul et d’un seul bord en n’ayant qu’un œil. Il faut enterrer, surtout en ces temps qui courent, l’ère des partis majoritaires qui ressemblent fort bien à des pseudo-partis uniques ; ils faut maintenant mettre fin à l’épopée des guides éclairés et des idéologues incontestables d’État. Gouverner exige aussi que l’on ne soit d’aucune époque. Le gouvernant, le bon, doit constamment avoir le regard tourné vers l’avenir, sans sacrifier le présent, sans tronquer aussi le passé dont il est issu et qu’il doit pourtant relativiser s’il veut avancer vers le meilleur. Gouverner est l’une des choses les plus nobles mais aussi l’une des choses les plus compliquées de la vie. Gouverner exige une hauteur de vue que bien souvent, le commun des mortels, surtout dans l’entourage-même du gouvernant, a du mal à comprendre et à accepter.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et philosophie, écrivain.
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