Plus qu’une vague notion de philosophe, la violence est une réalité concrète, que chacun peut identifier dans son expérience de vie. Notre histoire d’homme elle-même nous apparaît comme le cumule des guerres du passé. Notre quotidien, hyper médiatisé, ressemble, lui aussi, à une chronique des faits de violence, et nous regardons l’avenir sous l’angle d’une abolition définitive de toute violence. Nous nous proposons, pour faire le point du débat sur cette réalité qui semble inhérente à notre civilisation, de mener deux modestes réflexions, dont la première portera ici sur la nature et l’origine de la violence. Une publication ultérieure, qui suivra en début de semaine prochaine, proposera un second texte sur les manifestations et les solutions de la violence.

Qu’est-ce que la violence ?

Violenter c’est forcer, c’est exercer une pression morale ou physique sur le libre arbitre d’autrui ; violenter, c’est contraindre. Dans la nature et dans l’histoire, on voit des exemples de violence : des phénomènes gigantesques et extrêmement violents, comme les séismes, les irruptions volcaniques, les tempêtes et les tornades, aux violences socio-historiques comme les guerres, les révolutions et les insurrections politiques, la violence se manifeste à toutes les échelles de la réalité. Elle revêt plusieurs formes, mais elle se caractérise toujours par le désordre qu’elle produit. La violence perturbe l’ordre normal des choses. La violence nous fait peur parce qu’elle remet en cause le calme que notre conscience désire. Il y a donc lieu d’ouvrir la réflexion sur la nature de la violence à l’échelle humaine et d’envisager les remèdes préventifs ou curatifs qu’elle exige et qui l’exorcisent.

L’origine de la violence humaine

Deux hypothèses sont à confronter, quand on est en quête d’une origine de la violence humaine.
D’un certain point de vue, on peut d’abord postuler que la violence est liée à la nature humaine. Selon la Torah de Jérusalem, le péché originel a précipité toute la descendance d’Adam dans le mal ; maudits par Dieu, Adam et Ève furent condamnés à subir la violence du travail, de la vie et de la mort. Avant le péché, tout était pacifique dans le jardin d’Éden. Après le péché tout devient violence : la nature physique et les espèces animales se déchaînent contre l’homme ; l’homme lui-même se retourne contre son semblable, à l’image de Caen qui tua son frère Abel par jalousie. Cette explication religieuse a séduit certains penseurs. Pour le philosophe anglais de l’époque de la Renaissance, Thomas Hobbes, l’homme, par nature, est un loup pour son semblable. Sigmund Freud, au vingtième siècle, a adopté également cette opinion ; pour lui aussi, la violence est inhérente à l’ego naturel de l’homme, son ça. Tout homme est un Œdipe barbare ; un tueur du parent de sexe semblable au sien ; par conséquent la civilisation n’est possible que par la violence. Civiliser, pour Hobbes et Freud, c’est ainsi violenter l’individu ; c’est le soumettre à un État fort, un État monstre, dit Hobbes ; c’est le brimer, le réprimer, en lui imprimant la dictature du surmoi, dit Freud.
On peut aussi dire, contrairement à cette première hypothèse, que la violence vient de la société et de l’histoire. De ce point de vue, « l’homme est né bon, altruiste et philanthrope ; c’est la société qui l’a corrompu », comme le pensait Rousseau. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » ; dit-il dans « Le contrat social ». Socrate pensait déjà la même chose dans l’antiquité. Pour ces philosophes, l’homme, par nature, est altruiste ; c’est la société qui le transforme en un être violent et méchant pour son semblable. Plus tard, Hegel et Marx vont faire de la violence le moteur même de l’histoire. Pour Hegel, la violence est inhérente à l’histoire. Le devenir historique est la marche du grand char de la Raison qui doit parvenir à son but. Sur son chemin, la Raison-Dieu progresse spirituellement, mais elle génère aussi la violence et la mort. C’est elle qui suscite, dans l’histoire, les grandes passions génératrices des guerres, des révolutions et des soubresauts de toutes sortes. La guerre, dit Hegel, est civilisatrice. Une nation ne se pose dans l’histoire qu’en s’imposant. Une conscience ne survit et ne s’affirme que dans le combat à mort pour la liberté (pour les étudiants, voir dialectique du maître et de l’esclave).

En même temps que l’anglais Charles Darwin constatait, au milieu du dix-neuvième siècle, que la violence est le facteur principal de la sélection naturelle et de l’évolution de la vie sur terre, et que l’allemand Nietzsche faisait l’apologie de la violence, Karl Marx et son ami Engels reprenaient la pensée hégélienne dans une perspective matérialiste. Pour eux, aucun esprit ne fait l’histoire. Dieu n’est que le fruit de l’imagination des hommes. Ce sont les hommes eux-mêmes qui font l’histoire, mais ils ne la font pas selon leur bon vouloir. Ils sont obligés d’agir en tenant compte des lois de la nature et des lois qui régissent le devenir social. Ce devenir avance dialectiquement, par luttes et par contradictions. Ce sont les conflits entre les classes sociales qui produisent les révolutions et le progrès ; ce sont les antagonismes entre les forces sociales contraires, entre les opprimés et les oppresseurs, entre les esclaves et les maîtres, entre les serfs et les nobles, entre les prolétaires et les bourgeois, qui produisent les insurrections violentes et les changements qualitatifs dans la société. « C’est du chaos que sort l’harmonie » ; pensait Nietzsche à la même époque. « L’histoire est l’histoire de la lutte des classes » ; dit Marx. Tout, dans l’histoire, est un instrument de violence aux mains de la classe économiquement dominante pour opprimer les masses populaires : l’État, le Droit, la justice, la religion, la morale.
Ce qu’on peut retenir des deux hypothèses ici juxtaposées sur l’origine de la violence humaine, c’est que l’une et ‘autre constate qu’elle est déjà dans l’histoire et qu’elle est consubstantielle à notre civilisation, comme en étant l’instrument ou, au contraire, la vocation essentielle. Quelles en sont alors les manifestations et ses éventuels remèdes ? Notre publication prochaine s’efforcera d’aborder cette question.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et philosophie, écrivain.