Le temps est irréversible, implacable et inexorable. Mais, au niveau individuel, l’homme est muni de la faculté de retenir ce qui n’est plus. Cette capacité de rétention du passé, c’est la mémoire. La mémoire nous donne une certaine victoire sur le temps qui coule et qui emporte tout. La mémoire est une victoire sur la mort totale des choses qui furent. Tout passe avec le temps, mais tout reste aussi dans la conscience comme souvenir. « Toute conscience est …..mémoire, conservation du passé dans le présent » disait le philosophe Henri Bergson. Chaque individu a ainsi la mémoire de sa vie, du moins, jusqu’au tournant où sa conscience de soi dans le monde devient obscure. Ce constat, pour la vie individuelle, est également valable pour la conscience collective qui circule de génération en génération, probablement par l’action éducative, facteur principal de pérennité des choses spirituelles et culturelles. On voit ainsi que l’humanité se souvient de son parcours, que les peuples se souviennent de leur histoire. Pour un peuple, une communauté nationale, oublier le passé reviendrait à vivre sans aucune leçon de l’histoire, à recommencer les mêmes erreurs, à reprendre des œuvres qui étaient déjà de l’acquis pour les prédécesseurs. On ne peut bâtir le présent qu’avec les leçons du passé. Un peuple sans histoire et sans mémoire, serait un peuple sans identité et sans avenir, comme l’historien Joseph Ki-Zerbo en faisait pertinemment le constat. Chaque génération nouvelle doit s’inspirer des modèles et des contre-modèles du passé, pour bâtir le présent et poser les jalons du futur. A l’échelle de l’humanité et des nations prises individuellement, la mémoire assure alors la continuité de la vie, la conservation des acquis, l’enracinement des générations nouvelles. La mémoire, pour ainsi dire, est à la fois, la source d’énergie et le phare des nations.
Mais, d’un autre point de vue, la mémoire peut être une source de traumatisme pour les nations. Elle est ambiguë. Elle retient aussi bien le positif que le négatif. Sans doute, l’absence de mémoire nationale, l’amnésie collective, nous emmènerait à recommencer perpétuellement la vie. Mais l’excès de mémoire, de nostalgie et de rancunes perpétuellement ressassées, nous empêcherait de progresser, d’innover, de pardonner les offenses d’hier, pour repartir sur des bases nouvelles. « Au niveau culturel, le progrès n’est possible que si nous oublions ce que nous avons été. Notre passé est la pire des prisons » ; constatait le biologiste français Jacques Ruffié. Tout peuple, tout individu doit, face à certains faits passés, pouvoir dire : « le passé c’est le passé ; l’essentiel c’est l’avenir ». De ce point de vue, la conscience nationale doit éviter le passéisme, l’anachronisme, le conservatisme, les nostalgies immodérées de lauriers arrachés par le temps, pour ne regarder que l’avenir. Il faut, disait Hegel, laisser les morts enterrer leurs morts. De même Nietzsche nous appelait à fermer, par moment, les portes de la conscience pour mieux profiter du présent.
En guise de bilan, on pourrait donc retenir, avec Jacques Ruffié qui les cite, ces propos de Peire de Boisia : « La faculté d’oubli est l’une des grandes forces de l’homme, celle qui nous libère de notre propre vie. Sans l’oubli nous passerions notre existence à traîner notre passé. L’oubli nous permet de regarder l’avenir et d’y entrer. Et c’est encore plus vrai pour les peuples que pour les individus. Dans les écoles, les enfants apprennent l’histoire, mais heureusement les adultes l’oublient. Si les peuples avaient trop de mémoire, la vie serait impossible ». Mais, comprenons bien ces propos ; l’oubli n’est pas l’amnésie. On ne doit exiger d’un peuple qu’il efface toute mémoire de son histoire, qu’il passe sous silence ses traumatisme d’hier, ses souffrances, ses douloureuses épreuves traversées, ses morts valeureux, ses enfants sacrifiés. Chaque nation a un devoir de mémoire à l’égard de sa propre histoire, une exigence de vérité due aux générations futures. L’oubli, dont il est question ici, c’est plutôt cet effort de surmonter le poids négatif des faits, d’en atténuer les séquelles. Il s’agit alors de purifier la mémoire collective, de telle manière à ce qu’elle ne soit pas un facteur d’éclaboussure mais d’unité, qu’elle ne soit pas une pesanteur d’inhibition mais une source d’inspiration. Il s’agit de se souvenir, de commémorer, d’établir les responsabilités s’il y a lieu, de s’accorder le pardon s’il le faut, de procéder, symboliquement ou réellement, aux réparations de préjudices subis, aux réhabilitions de personnes en droit et dans l’honneur lésées, et, enfin, de proclamer d’une même voix : « plus jamais ça ». Une nation ne doit point souffrir de son histoire ; mais elle doit en mûrir.

Goro Zassi ; Professeur de Lettres et Philosophie ; écrivain