Au même titre que le Beau, le Bien, le Juste, le Vrai fait partie des grandes valeurs de l’humanité. Ce qui est vrai, du moins, l’état de ce qui est vrai, c’est la vérité. Au nom de la vérité, bien d’activités humaines sont entreprises. Parmi celles-ci, on peut citer : l’enquête policière ou judiciaire, le journalisme d’investigation, la quête religieuse, la réflexion philosophique, la recherche scientifique. Si la vérité est une préoccupation de moult domaines de la vie, elle reste cependant à définir. Dans ce sens, on a souvent dit que la vérité, c’est ce qui est conforme à la réalité ; mais qu’est-ce que la réalité elle-même ? Le problème ainsi posé est encore plus complexe que la question de base : « qu’est-ce que la vérité ? » Cette question de base, quoique plus simple, est déjà source de polémique ; en effet, chacun croit détenir la vérité contre tous. La forme de vérité qui semble cependant s’imposer de nos jours, est celle de la science. Mais s’imposer, comme norme et référence officielles, ne signifie pas avoir réussi à éradiquer toute les autres prétentions à détenir la vérité. Ici, Dans ce modeste propos, nous éviterons d’entrer dans la polémique qui a nourri des millénaires d’histoire, et qui est responsable de millions de morts par violence. Nous nous contentons de dégager des pistes susceptibles de générer de la prudence et de l’humilité chez toute conscience en quête de vérité ou qui prétend en détenir.

Qu’est-ce que la vérité ?

C’est là une question millénaire qui demeure toujours d’actualité. Jésus, qui proclamait être la vérité venue des cieux, ne put répondre à la question de Pilate, son juge, qui lui demandait : « qu’est-ce que la vérité ? » De même, sous la menace de l’inquisition, Galilée dût renoncer publiquement à la vérité (l’univers n’est pas géocentrique, la terre tourne autour du soleil). Aujourd’hui encore, chacun croit détenir la vérité ; « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » ; constatait Blaise Pascal en son temps. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la vérité a, tout au long de l’histoire, changé de visage. Nous en présentons ici quelques-uns, sans prétention à l’exhaustivité.
-La vérité du plus fort
La vérité du plus fort, c’est l’opinion du vainqueur, dans le rapport de force entre les acteurs du monde. Dans l’histoire, ce sont les vainqueurs qui dictent la loi, décident des valeurs et des normes. Sur ce terrain, qui détient le pouvoir, a aussi la vérité. Comme l’affirmait La Fontaine dans ses fables, « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». On comprend aisément pourquoi, les gagnants, de toutes les confrontations historiques, ont toujours cherché à éliminer, après la victoire contre les hommes en arme, l’élite intellectuelle et le clergé, catégories sociales dépositaires des vérités de tout peuple. Après toutes les victoires militaires, ce sont les bibliothèques qui brûlent, et, avec elles, les savants, les philosophes, les dépositaires de la conscience des peuples à vaincre, de l’ancien régime à discréditer. Tous les colonisateurs de l’histoire, tous les nouveaux régimes politiques, l’ont toujours compris ; un peuple n’est jamais vaincu tant qu’il croit en ses vérités et que son âme se nourrit de ses propres valeurs spirituelles ; un régime n’est jamais défait, tant qu’il reste crédible aux yeux de quelques-uns. L’exemple le plus rocambolesque de vérité d’autorité, que nous tenons des légendes africaines, est celui du roi Da Monzon de Ségou ; Da Monzon de Ségou proclama, dans son royaume et sous son règne, l’inexistence du « 1 », parce que lui était borgne. On pouvait tout dire sauf « un » ; dans le compte, après chaque dizaine, il fallait sauter un chiffre pour éviter de prononcer le « un ».

Les vérités de conscience

Ce sont les vérités d’opinion, au sens platonicien de ce mot. C’est ce en quoi chacun croit, en vertu des données de ses sens, de ses convictions subjectives, de sa foi en une révélation ou en un enseignement de maitre. On peut aussi les nommer « vérités de cœur », et c’est dans ce sens que Blaise Pascal disait : « le cœur a ses raisons que la raison ignore ». Les vérités de cœur dominent nos vies ; et c’est pour cette raison même que l’humanité n’a jamais pu s’accorder sur une version univoque de la vérité. Le moindre mal a consisté alors à prôner, très récemment dans l’histoire, la tolérance de l’opinion des autres, la pluralité des idées et le dialogue entre les consciences. La vérité d’opinion, lorsqu’elle est celle du tenant du pouvoir, tend à s’imposer comme vérité pour tous. Mais la séparation des pouvoirs religieux et politiques, les progrès du libéralisme et de la démocratie, ont largement contribué à amortir cette tendance.

Les vérités prouvées par les faits

La réalité a beau être ambigüe, les hommes s’accordent sur un minimum vital. Pour l’essentiel, le réel c’est ce qui nous est donné de constater par les sens ; ce sont les phénomènes qui se produisent ; les événements qui se sont déroulés en présence de témoins. Si le bon sens est la chose au monde la mieux partagée, comme le clamait René Descartes, les hommes devraient s’accorder sur le vrai, comme étant ce qui est conforme aux données des sens. Mais le problème est plus complexe, parce que les sens sont bien souvent trompeurs, et les hommes, en réalité, comme le constatait le philosophe allemand Feuerbach, ne perçoivent jamais les mêmes choses, selon qu’ils sont dans un palais où dans une chaumière. Chacun de nous voit la réalité avec ses yeux venus de loin, déjà déformés par sa vie, et sa conscience chargée de ces préjugés que Gaston Bachelard de Dijon appelle les obstacles épistémologiques. De ce point de vue, on peut dire que Platon, qui pensait que la vérité provenant des faits sensibles n’est qu’une opinion, avait raison. Mais le progrès des outils d’observation, de mesure, d’enregistrement des données, des phénomènes et des évènements historiques, est venu, à partir de la Renaissance, donner un coup dur à la conception platonicienne. Avec Copernic et Galilée, la science moderne a pris son envol et elle impose aujourd’hui à l’humanité un modèle de vérité. Selon ce modèle, le vrai, c’est ce qui est conforme aux faits sensibles, qui obtient « l’accord des esprits compétents », et qui peut être expérimenté, confronté aux données sensibles, de façon universelle, avec une très forte probabilité de succès.

En guise de bilan, on doit retenir que l’humanité a fait de grands pas, dans le sens d’aboutir à des normes universelles et consensuelles de la vérité. Mais les normes, acquises et imposées par les sciences, sont loin d’avoir éliminé toutes les autres formes de vérité. Notre quotidien et notre conscience d’humaine en quête de sens, sont encore largement dominés par les vérités d’opinion, et nous n’acceptons l’autorité des sciences que parce qu’elles ont, pour nous, des applications utiles sous forme d’objet techniques. Nous n’avons peut-être pas tort ; en effet, la science n’épuise pas le réel ; elle ne répond pas aux questions existentielles et essentielles. Dans ces conditions, il est indispensable de laisser, dans notre puissante civilisation d’homme, une place de choix aux vérités de cœur, quitte à renforcer les dispositifs qui nous préparent ou nous obligent à la tolérance, au respect de l’opinion d’autrui, à l’écoute mutuelle et aux dialogues des sensibilités.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de Philosophie