Notre dernière publication a mis en exergue nos sentiments d’humains face au temps. Le temps qui passe, le temps qui coule, de façon inexorable, irréversible et implacable, effraie notre conscience, de la même manière que le silence des espaces infinis effrayait Blaise Pascal ; il est source de désespoir, de désillusion.
Fort heureusement, le même temps qui s’en va, emporte aussi avec lui un présent qui nous pèse sur l’âme ou sur le corps et nous apporte cet avenir qui fait l’objet de tous nos espoirs. Le temps, vu par l’œil scientifique, égale toujours lui-même ; il est homogène, objectif, sans aucun contenu préétabli susceptible de susciter un quelconque sentiment. Mais ce temps mesuré par le chronomètre, se distingue, sans être vraiment différent, du temps de notre vie, de notre existence, de notre conscience. L’homme est loin d’être comme ce caillou jeté dans le temps ; il est dans le temps mais il est aussi temporalité, réalité dans la durée étalée. C’est ce temps subjectif de l’existence que nous ressentons, que nous vivons concrètement. A l’échelle communautaire il nous est transmis sous la forme de la mémoire collective dans laquelle vient se mouler notre conscience du « soi individué en devenir ». Ce que nous voulons alors montrer ici, c’est que notre attitude face au temps subjectif qui s’étale en amont comme en aval de notre existence, détermine, de beaucoup, nos états d’âme dans la durée qui moule la vie.

L’attitude passéiste

Notre vie est avant tout existence dans le présent ; elle est un « être-là », une présence contemporaine à soi-même. Mais elle est aussi absence à soi-même. En effet, toute conscience qui est, a aussi une histoire, une mémoire du passé et de sa vie écoulée. Si je suis, c’est que je fus, c’est que j’ai été. Le passéisme consiste alors en la magnificence de cet autre de moi-même qui n’est plus, en l’idéalisation du passé révolu. Pour la conscience passéiste, le passé est le paradis perdu qui fait l’objet de toutes les nostalgies, de tous les désirs de restauration de pans de vie dont on ne dispose plus. Nous sous-estimons, ici, la question de savoir si ce sont les déceptions du présent qui génèrent le passéisme, ou, au contraire si c’est le passéisme qui entraîne la déception face au présent. Nous retenons tout simplement, que le passéiste est bien mal à l’aise dans sa peau. Son rapport au présent et au futur lui donne l’image d’une vie finie, d’une ère de décadence, de déclin ; pour lui, le temps à marché à rebours, du meilleur au pire. Le passéiste vit de lauriers du passé, de beautés fanées, de fortunes et de gloires perdues, d’occasions manquées. Il est toujours le partisan d’un régime déchu dont il revendique la restauration, l’adepte passionné d’un retour aux sources, le revendicateur d’une identité originaire magnifiée, le fanatique d’une pureté des fondements que le devenir et la décrépitude des temps nouveaux ont enterrée. Le passéiste est un contre-révolutionnaire, un anti-progressiste ; il vit de regrets, se nourrit de nostalgies et agit toujours à contre-courant de l’histoire.
*L’attitude pessimiste.
La conscience passéiste et celle pessimiste peuvent avoir en commun le goût de l’éloge du passé. Pour l’une et l’autre le temps est au crépuscule, le monde est au déclin, les choses sont effondrées. Mais, il y a chez le passéiste un certain espoir ; après la nuit le soleil se relèvera, les valeurs d’autant seront restaurées, une ère de renaissance s’amorcera. Le passéiste n’est donc pas totalement un pessimiste. Le pessimiste lui, est plutôt un conservateur du présent. A l’aurore il craint déjà le midi, et au crépuscule il ne voit que la nuit venir, sans horizon de renaissance. Pour lui, si le meilleur n’est pas dans le passé, c’est qu’il est dans le présent ; l’avenir ne peut que générer la déconfiture, la ruine, la décadence, le vieillissement et la mort. La conscience pessimiste est une conscience du déclin programmé, de la condition humaine non perfectible, de l’histoire qui n’est que vanité, de la vie qui n’est que poussière. Ici aussi, nous occultons les perspectives du salut métaphysique et divin, tel que présentées dans les prophéties et qui consistent à dire que l’humain sera sauvé de la roue infernale du temps par une insurrection de forces célestes dans l’histoire. Dans le repère strict du temps, le pessimiste n’attend rien de mieux que ce dont il dispose dans le présent. Il ne nourrit aucun rêve et ne développe aucune illusion. Des lors, s’il est stoïcien, il vivra heureux dans sa résignation ; s’il ne l’est pas, il traînera toute sa vie une sorte de conscience tragique et malheureuse de son existence au monde.
*L’attitude optimiste
Le passéiste et le pessimiste sont, à leur manière, optimistes. Pour le premier, le meilleur viendra de la renaissance, du retour à l’âge d’or, de la restauration du paradis perdu ; pour le second, il viendra, sous forme de rédemption, d’une intervention métahistorique, du miracle qui surgira de l’au-delà du temps. Mais le véritable optimiste n’est ni le passéiste, ni le pessimiste. Le véritable optimiste est un progressiste, convaincu que le temps va du pire au meilleur, de l’œuf à la poule, du grain au baobab, de l’enfance à la maturité. Dans les changements que le temps opère, l’optimiste voit des signes de perfection, d’améliorations continues et qualitatives. Pour lui, le temps qui passe est le lieu du développement, de la marche progressive vers le but de tous les buts, vers la forme la plus parfaite de la chose qui dure tout en se transformant. « Tout est pour le mieux dans le meilleurs des mondes possibles de Dieu », écrivait Voltaire en ce siècle des Lumières qui a consacré les idées de progrès, de perfectibilité de l’homme, et d’attente d’un monde "intra-temporelle" qui pousserait à son paroxysme le bonheur de l’humanité.
Au bilan, on peut bien s’autoriser à retenir que le passéisme et le pessimisme sont symptomatiques d’une conscience non saine du monde et de la réalité temporelle. Il nous semble anormal d’être au monde et de renoncer à croire que notre traversée du temps n’est pas un parcours lumineux, qui va du moins clair au plus clair, de la nuit au jour, des jours obscurs au temps de scintillement. L’optimisme se présente alors comme étant la meilleure attitude à développer face au temps et dans le temps. L’optimisme, consacré par la philosophie des Lumières, récupéré par Hegel et les marxistes, est au fondement de toutes les utopies de l’époque contemporaine. L’optimisme séduit toute conscience en quête du mieux être ; il légitime le rêve, l’action pour la transformation qualitative du monde ; il est au fondement du « principe espoir » ; il donne sens à la vie, à la succession des générations, aux sacrifices consentis dans le présent au profit du futur. L’optimisme justifie les luttes pour le progrès, les efforts de renouveau, d’innovation ou de révolution. L’optimisme est source de foi en l’avenir.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de Philosophie