La rédaction du « Monde » a découvert que deux prétendus reporters ont utilisé le nom du quotidien pour réaliser un supplément publicitaire. Explications.

L’alerte nous a été donnée par un lecteur ivoirien que nous ne nommerons pas, mais dont nous saluons la vigilance. « Je me permets de vous contacter. Je suis chef d’entreprise en Côte d’Ivoire et j’ai reçu une demande d’entretien par des journalistes qui se disent être de votre journal. Des amis m’ont dit qu’ils avaient été approchés aussi mais qu’il fallait payer après l’entretien pour être publié, ce qui m’étonne de la part d’un journal renommé comme Le Monde. »

Ce message, envoyé au soir du lundi 24 avril au médiateur du Monde, Franck Nouchi, était accompagné d’un lien vers un réseau social où l’on voyait la ministre ivoirienne de l’enseignement supérieur et de la recherche, la professeure Ramata Ly-Bakayoko, poser avec deux Européens, Nicolas Danaux et Adèle Bouaziz. La légende indiquait que la ministre avait été interviewée par Le Monde.

« Stratégie »

Le problème, c’est que ces deux « journalistes » sont de parfaits inconnus à la rédaction du Monde et de son édition africaine, Le Monde Afrique. Quelques recherches sur Internet, où l’on a découvert certains détails de leur séjour en Côte d’Ivoire depuis une ou deux semaines, nous ont conduits à leur véritable employeur, une société intitulée The Business Report, qui affiche des adresses à Londres et à Pékin mais dont la directrice, Caroline Viera Lima, est en Espagne. Jointe par téléphone, Mme Viera Lima a affirmé qu’une opération était en cours avec la régie publicitaire du Monde et que jamais ses collaborateurs n’ont prétendu et ne prétendront travailler pour Le Monde.

Vérification faite, la société The Business Report a bien demandé, en janvier 2017, une estimation de chiffrage à la régie du Monde. Il s’agit de savoir combien coûte une ou plusieurs pages de publicité dans notre journal, une question comme la régie en reçoit beaucoup chaque jour et à laquelle elle a répondu avec les tarifs en vigueur. Sur cette base, et sans qu’aucun accord n’ait été conclu ni même esquissé, The Business Report a envoyé ses équipes en Côte d’Ivoire où elles ont rencontré de nombreux chefs d’entreprises, des responsables d’agences gouvernementales ainsi que plusieurs ministres.

Les prises de rendez-vous semblent avoir été initiées par un courrier daté du 27 mars 2017 envoyé par courriel et portant, sans autorisation, la marque du Monde à côté de celle de The Business Report. « Nous souhaitons vous informer de la préparation d’une édition spéciale de 24 pages sur la Côte d’Ivoire, qui sera distribuée sous forme de cahier-magazine dans Le Monde du 7 août 2017 et aussi lors du sommet Afrique-Union européenne sur Abidjan. Ce sommet marquera aux yeux du monde entier la reconnaissance par l’UE du rôle moteur de la Côte d’Ivoire en Afrique », affirme par exemple cette lettre envoyée au directeur en Côte d’Ivoire d’une multinationale française.

Après un paragraphe flatteur sur les « avantages comparatifs » de la multinationale en question, le courrier poursuit, dans un étonnant mélange de français et d’anglais : « La narrative du spécial inclura aussi des interviews de personnalités politiques et du monde des affaires afin de mettre en lumière la stratégie de la Côte d’Ivoire pour devenir un pays de référence en Afrique. »

Ainsi va le publireportage. Des agents commerciaux se prétendant journalistes font des interviews et demandent, dans la foulée, une importante contribution financière. Puis leur société achète, moins cher, de l’espace publicitaire dans un journal respectable, empochant au passage une marge confortable. The Business Report n’est pas la seule société, loin de là, à pratiquer ce modèle d’affaires. Et la Côte d’Ivoire, en forte croissance économique, n’est pas leur seul terrain de chasse. Le succès de ces opérations repose évidemment sur le bluff et l’ambiguïté savamment entretenue par les publireporters : mentionner leur société d’appartenance tout en mettant en avant celle du journal dans lequel ils espèrent acheter des pages de publicité.

Indépendance

Depuis quelques jours, de nombreuses questions nous ont été posées à propos des deux « journalistes » par des personnalités ivoiriennes qu’ils ont ou qu’ils allaient rencontrer, à la présidence, dans les ministères et le monde des affaires. Chacun est évidemment libre de rencontrer Nicolas Danaux et Adèle Bouaziz, mais nous tenons à préciser qu’ils n’ont aucun mandat du Monde, du Monde Afrique ou de la régie M Publicité, et qu’il n’y aura pas de supplément de 24 pages dans nos éditions du 7 août 2017.

En revanche, conscient du rôle crucial de l’Afrique dans le monde et des transformations, souvent positives, qui s’y produisent, Le Monde a considérablement renforcé sa couverture du continent en général et de la Côte d’Ivoire en particulier avec le lancement, en janvier 2015, de son édition numérique Le Monde Afrique. Nous sommes convaincus que le potentiel économique du continent, ses débats politiques et le formidable dynamisme de sa jeunesse ont besoin d’être accompagnés par un journalisme ayant la même indépendance et la même qualité que celle qui a fait la réputation du Monde. Le Monde Afrique affiche désormais 10 millions de visites chaque mois et poursuit son développement, avec notamment l’organisation de conférences et débats ouverts au public et libres d’accès, comme à Abidjan en septembre 2015 ou à Dakar en octobre 2016.

Nous avons deux correspondants à Abidjan, et actuellement deux envoyés spéciaux sur place, notamment pour le festival de musique FEMUA. Les journalistes du Monde sont payés par la rédaction et ne demandent jamais de contribution financière à leurs interlocuteurs. Nous sommes par avance reconnaissant aux responsables ivoiriens de leur faciliter la tâche et restons à disposition si d’autres éclaircissements sont nécessaires.

Serge Michel
rédacteur en chef du Monde Afrique