Notre dernière publication a exposé un certain bonheur de l’ignorant et de la conscience qui vit dans l’illusion, qui traverse l’existence en occultant le questionnement sur la véritable nature du réel. L’homme heureux prétend ainsi avoir la vérité dans la certitude issue de sa vision et de son interprétation des choses du monde. Pourquoi ne pas d’ailleurs être heureux de cette manière ? L’essentiel, pour la conscience au monde, avions-nous postulé, n’est peut-être pas ce qui est, mais le sens qui est donné à ce qui apparaît. Cependant, nous est-il possible de nous reposer durablement à l’ombre du mensonge, de l’oubli, du simulacre de vérité et des illusions que nous produisons nous-mêmes pour magnifier le réel ? Tôt ou tard, n’aurons-nous pas à sortir de la caverne des gens heureux sans questions ?

Résignation n’est pas bonheur

Dans le fond, l’ignorant n’a pas atteint la béatitude en marchant et en luttant ; il l’a purement et simplement décrété, en abandonnant tout combat. Il est heureux parce qu’il a choisi d’être aveugle et sourd à tout ce qui pourrait l’empêcher de l’être. Dans la majorité des cas, un tel bonheur a besoin d’un dopage idéologique constant, qui peut se prolonger d’ailleurs dans l’usage permanent de stupéfiants réels. On à faire ici à une variante du processus de sublimation dont parle le psychanalyste Sigmund Freud ; elle consiste à déplacer les insatisfactions de la conscience, du champ du réel vers un champ plus accessible, où se trouvent des substituts, plus ou moins symboliques, qui assouvissent l’âme en quête de grâce. De cette façon, on se libère de toute frustration et la vie devient belle sans être belle, parce qu’elle n’est pas vécue mais survolée, transférée par procuration à des acteurs fictifs ou concrets qui, eux, semblent bien être heureux. Pensons ici à toutes ces personnes qui, pour vivre au quotidien, ont besoin du dopage constat de la télévision, des événements sportifs ou ludiques qui y sont retransmis, des images fantastiques, érotiques et hyperromantiques qui viennent combler le creux béant que connaît le cœur de l’homme contemporain.
Au bout du compte, on peut dire que l’ignorant n’est pas heureux ; il est résigné ou il est distrait. Il est une sorte de stoïcien ou d’épicurien qui a supprimé ou sublimé ses désirs. Ses doutes sont là, mais il a réussi à les occulter ou à les étouffer par une façon de penser. Il se contente de ce qu’il a, s’en remet à la tradition, aux sentiers battus, au sort qui lui est réservé par la vie. Il ne fait pas de cauchemars parce qu’il ne rêve pas, ne connaît pas d’échecs parce qu’il n’agit pas, ne remet rien en cause parce qu’il ne pense pas. L’ignorant est un prisonnier heureux de sa servitude, comme le dirait Rousseau ; il dort sur le lit moelleux des « certitudes habituelles », pour emprunter cette expression de l’anglais Bertrand Russel.

Le bonheur durable exige la vérité

Nous sommes bien heureux dans l’insouciance, dans l’inconscience et sans la science ; « heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux leur appartient », proclamait Jésus de Nazareth. C’est là une vérité de messie qui nous invite à redevenir enfant innocent, si nous voulons le bonheur. Mais le bonheur dont il question ici, n’est point celui de la terre, mais celui de l’au-delà de la vie. La vie terrestre, elle, nous impose la prise de conscience. En effet, tôt ou tard, la conscience buttera sur des questions qui la sortiront de son sommeil. C’est pour cela même que le bonheur de l’ignorant est très précaire. Sur le parcours de la vie, à tout moment, les certitudes décrétées et les illusions de paradis terrestres peuvent s’effondrer. Dans ces conditions, il est préférable d’apprendre à être heureux avec nos questions de quêteurs de connaissance et de sens ; il vaut mieux affronter la vérité ou accepter le vis-à-vis avec la réalité inconnue, plutôt que de se nourrir de la drogue des illusions et des certitudes qui maquillent et colorent précairement le monde.
Au bilan, on peut retenir que le véritable bonheur exige la connaissance. Elle exige la connaissance de soi ; « connais-toi, toi-même » disait Socrate, aux personnes qui désiraient prendre les chemins de la sagesse. Quand je sais d’où je viens, quand je sais qui je suis, quand je sais où je vais, je peux vivre en toute quiétude. La connaissance vient mettre ainsi fin à l’opacité des choses du monde, éclaircir les voies et diluer les angoisses. Ce bonheur éclairé ressemble fort bien à celui du sage vieillard qui a traversé les épreuves du monde en cumulant les expériences instructives ; dans cette position emblématique de sagesse éclairée, rien ne m’est inconnu, rien ne me surprend, rien ne me perturbe, rien ne peut venir déstabiliser ma sérénité conquise sur le monde. C’est bien dans ce sens qu’on peut dire que les sciences, en expliquant les phénomènes naturelles qui terrorisaient l’homme archaïque, ont rassuré les hommes ; elles nous ont donné de la quiétude et du bonheur, en nous fournissant de la lumière sur le monde. Les éclipses de lune ou de soleil, les grandes inondations, les cratères de feu, les tremblements de terre sous nos pieds et toutes les autres catastrophes naturelles ne nous empêchent plus de dormir. La connaissance nous a bien libérer d’une grande partie de notre angoisse existentielle. Mais les épuisera-t-elle un jour ? Est-elle-même en mesure de les épuiser ? Ne doit-t-elle pas accepter ce complément indispensable, que constituent les lumières non rationnelles, livrées par les grands inspirés, les divinement inspirés, de l’humanité ?

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie