L’arlésienne la plus célèbre de la zone ouest-africaine reste l’Eco, la monnaie unique de la zone CEDEAO. Rondement préparées et organisées, les vertus attachées aux monnaies uniques sont nombreuses. Parmi elles, la consolidation économique commune ou encore la facilitation des échanges commerciaux. Cependant, l’examen de certains paramètres économiques révèle un anachronisme structurel dans la conduite de ce projet. Voyons plutôt.
Le 24 avril dernier, le directeur des douanes de la commission de la CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest) communiquait une statistique étonnante : les importations de la CEDEAO s’élèvent seulement à 10% du fait des pays de la CEDEAO entre eux. Plus précisément, sur les 100 à 150 milliards de dollars importés annuellement par la communauté économique ouest-africaine, seuls entre 10 et 20 milliards sont le fait des pays de la zone. Rapportés à un marché intérieur de 300 millions d’habitants répartis entre 15 pays, ces chiffres, même dans leur version optimiste (20 milliards), révèlent une inconsistance désolante.

Dans le même courant, un rapport de la Commission Économique des Nations Unies pour l’Afrique estime que le commerce intra-CEDEAO pèse pour seulement 9% du total des exportations et 10,5% du total des importations de l’ensemble des États membres. À titre de comparaison, la part du commerce inter-États se situe autour de 60% au sein du marché unique de l’Union européenne, 54% au sein de l’ALENA, et 19% au sein de MERCOSUR. Le verdict est sans appel : le commerce intracommunautaire ouest-africain est dérisoire, malgré une hausse de 6 points entre 1975 et 2001.

La monnaie unique de la CEDEAO, un mirage dans une zone où la proportion des échanges entre pays n’a pas augmenté depuis 17 ans ?
À rebours du troc qui porte la difficulté de la double coïncidence des désirs, la monnaie par sa constance et son indivisibilité est l’instrument des échanges par excellence et facilite les transactions commerciales. En permettant la double suppression du change monétaire et des coûts de transaction associés, la monnaie unique vient bonifier ce rôle facilitateur de la monnaie entre les États l’ayant en partage. Avec une monnaie unique, nul besoin dorénavant de changer le Cedi ghanéen en Escudo cap-verdien ou le Franc CFA en Naira, et les opérateurs économiques pourront enfin être libérés des contraintes liées aux fluctuations monétaires.

Mais les analystes soutenant l’entrée en vigueur de l’Eco dans ces conditions se projettent dans un mirage. La facilitation des échanges commerciaux, via la monnaie seulement, ne saurait être un accélérateur du volume des échanges intracommunautaires. La monnaie épouse les contours des cycles économiques en se mettant à leur service, mais cela ne peut être efficacement le contraire. Si les pays de la CEDEAO venaient à lancer cette monnaie unique, les conséquences peuvent être tragiques. Car aujourd’hui, les économies ouest-africaines sont encore trop loin des conditions requises pour une monnaie solide.

Ne pas mettre la charrue avant les bœufs
En attendant la montée en puissance et la stabilisation des économies ouest-africaines, priorité absolue doit être donnée à l’expansion du commerce intracommunautaire. Cela passe par une multitude de réformes, à l’instar de la suppression de la double zone monétaire, la disparition effective des barrières douanières ou encore l’harmonisation des politiques fiscales, budgétaires et économiques. Les chantiers sont vastes et capitaux. Ces mesures préfigurent d’une zone régionale ordonnée et constituent le préalable indispensable à un développement cohérent. C’est dans un cadre harmonisé que la mise en circulation d’une monnaie unique viendra soutenir le tout, et permettra de mettre en place un pilotage selon les besoins économiques communs.

Pour l’heure, la mise en route de l’Eco est annoncée pour 2020. À l’origine, l’année 2015 avait initialement été choisie pour une mise en circulation dans les pays membres de la Zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest (ZMAO). Puis une fusion de la ZMAO avec l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) devait intervenir pour parachever le projet. Mais de nombreux retards sont survenus. Cap est désormais mis sur une entrée en vigueur directe de l’Eco en 2020, sans la phase intermédiaire de la ZMAO. Parallèlement, l’harmonisation de la zone avance par petites touches, avec notamment la mise en place depuis 2015 du tarif extérieur commun, mais appliqué à ce jour uniquement par neuf pays sur quinze.

À ce rythme, il est permis de douter sérieusement que la zone CEDEAO soit en ordre de marche à temps pour bénéficier au maximum des bienfaits d’une monnaie commune en 2020. L’erreur fatale consisterait même à opérer l’entrée en vigueur forcée en faisant fi des réformes structurelles capitales à la bonne utilité de l’instrument monétaire.Le remède serait alors bien pire que le mal.

Ndlr : les termes commerciaux « importation » et « exportation » sont impropres à un contexte de communauté économique où l’on évoque plutôt des échanges intracommunautaires. Mais ils seront employés ici à dessein pour illustrer le propos.

Tido Adokou, Avocat
* Article initialement publié dans La Tribune
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