Dans notre publication précédente, nous avons esquissé une définition de la notion de pouvoir qui nous a conduit à affirmer que l’homme est un être de pouvoir. Bien sûr, l’homme est fondamentalement « vouloir » ; mais le vouloir n’épouse la réalité du monde que s’il trouve sa satisfaction dans « un pouvoir ». Une suite de vouloir, sans aucune possibilité de réalisation, donnerait lieu à l’existence la plus douloureuse ; ce serait, comme le disent les peuples Mandé, une vie de « Dèssèbato ». Dans une telle vie, on est là comme une pierre ; on n’existe pas vraiment, parce qu’on ne peut rien changer à l’ordre des choses ; on ne peut rien espérer ; le monde lui-même ne peut rien attendre d’une telle vie. Le « Dèssèbato » correspond certainement à la notion latino-française « d’impotent » ; l’impotent c’est en effet l’homme sans potentialités, sans possibilités ; c’est l’homme qui ne peut rien, ni pour soi, ni pour autrui. Le véritable homme est tout, sauf un impotent ; il est, par nature, potentialités, possibilités d’impacter quelque chose dans ce monde, et il s’inscrit nécessairement dans une chaîne des pouvoirs, qui le place, ou au sommet, ou au milieu, ou à la base de l’ordre social. Nous confirmons alors que l’homme est potence, même s’il n’est pas omnipotence.
La civilisation humaine n’a d’ailleurs pris son envol seulement quand l’homme a précisément opéré la rupture avec la simple horde de loups, où le pouvoir n’est point partagé, mais concentré entre les griffes et les canines du loup le plus fort. Dans la société des hommes, chaque individu dispose d’une parcelle de pouvoir, qui lui est conférée par l’un des cercles de pouvoir et dans l’un des ordres des valeurs de civilisation. C’est un pan important de ces cercles du pouvoir qui constitue, ici, l’objet de notre réflexion, ce pan, est l’ensemble que forment les pouvoirs sociaux archaïques.

Les pouvoirs sociaux archaïques

Nous précisons tout d’abord que le mot archaïque ne signifie pas forcément ce qui est démodé ; il renvoie aussi à ce qui est premier, primordial, dans l’ordre de la temporalité. Il faut alors entendre par pouvoirs archaïques, les pouvoirs qui sont apparus aux premiers âges de l’humanité. Nous en dénombrons trois qui, dans la réalité socio-historique, sont très souvent inféodés les uns aux autres.

 Le pouvoir patriarcal

Le pouvoir patriarcal est l’ascendance que confèrent les allégeances héréditaires de sang et de lignées. Il est le plus naturel et probablement le plus ancien des pouvoirs humains, parce que c’est par lui que, dans les premières sociétés, le fils est soumis au père, le cadet à lainé, la tribu au leader de tribu. Fut-il, à un moment de l’histoire, de nature matriarcale ? Nous évitons ici ce débat. Nous retenons tout simplement que ce pouvoir a bien souvent évolué vers la forme politique du pouvoir, parce que les premiers États se constituèrent autour des tribus les mieux organisées et les plus aptes à maintenir l’ordre sur un territoire donné. Le constat le plus important est que ce cercle de pouvoir continue de subsister encore dans les sociétés modernes. En effet, dans nos sociétés, l’individu s’inscrit d’abord dans une chaîne de pouvoir familial, tribal, ethnique, avant d’être citoyen d’une communauté nationale. Le pouvoir patriarcal est dépérissant dans les sociétés hyper-libéralisées d’Occident, mais il constitue encore un maillon important de la chaîne du pouvoir dans les nouveaux États de la périphérie du monde moderne, où un simple patronyme porté procure souvent du pouvoir et du crédit social. Pensons d’ailleurs ici aux nombreuses interférences des ethnies dans le débat politique africain.

Le pouvoir religieux

Dans l’histoire de l’humanité, les chamans, les prêtes de toutes confessions, les sorciers de toutes sortes de sectes, les illuminés et les mystiques de toutes références, ont constitué un maillon important des pouvoirs sociaux, allant jusqu’à caporaliser, pendant longtemps, l’ensemble du pouvoir social. Si ce n’est eux-mêmes qui ont commandé directement, ils se sont donné la charge de consacrer et de sacraliser les porteurs du pouvoir à toutes les échelles. Pendant longtemps, et peut-être aujourd’hui encore, ils ont contrôlé et distribué le pouvoir dans l’ordre du savoir et du savoir être. La progressive laïcisation des sociétés, l’apparition de nouvelles autorités générées par les compétences scientifiques et intellectuelles, ont rendu invisibles les maillons religieux du pouvoir, mais elles ne les ont pas rendus caduques. Le religieux, à toutes les échelles de la société, y compris les sociétés les plus libéralisées, contrôle encore, visiblement ou discrètement, la chaine du pouvoir. Les individus y prennent des bénédictions, des initialisations, des communions d’esprits ou de forces ; des systèmes de pensée s’y sont inspirés ; les acteurs politiques sollicitent dans l’ombre, plus ou moins légalement, le soutien d’autorités religieuses et coutumières, de maîtres de confréries et de communauté de croyances.

Le pouvoir corporatiste

Ce ne sont pas seulement nos références culturelles de gauche qui vont nous faire dire ici que l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte entre les corporations. Les corporations de labeur, de valeurs morales ou idéologiques, ont réellement détenu, à toutes les étapes de l’histoire, une partie importante des pouvoirs sociaux. De connivence avec les ordres cercles ou isolément, ou même contre les autres cercles, elles ont fait et défait les rois, les systèmes politiques ; elles ont été les avant-gardes de changements sociaux, de révolutions historiques, de contestations socio-politiques, de revendications des droits, des pouvoirs, voire des devoirs. En règle générale, c’est en leur sein que l’individu se sent valorisé en tant qu’être de pouvoir. C’est là, qu’en s’unissant à d’autres, il mène sa lutte pour la vie et la survie, pour la satisfaction de ses vouloirs, pour son positionnement socio-économique ; c’est là qu’il se sent fort ; c’est là qu’il se sent exister. On comprend alors aisément que ce sont les pouvoirs corporatistes qui, dans leur évolution, vont prendre la forme moderne des organisations syndicales et des associations multiformes de défenses des droits civiques.
En synthèse transitoire, on peut retenir, que les pouvoirs sociaux viennent de loin. C’est leur apparition dans l’histoire qui a marqué la rupture entre l’humanité et l’animalité. La socialisation, pour ainsi dire, est un processus d’intégration à la chaîne des pouvoirs. Le petit enfant devient pleinement homme à partir du moment où il est initié, baptisé, recevant ainsi une parcelle du pouvoir religieux ; à partir du moment où il occupe une responsabilité familiale qui lui fait détenir un morceau de pouvoir clanique ; enfin, il devient pleinement un acteur social de haut degré, quand il participe aux actions d’une corporation de lutte, de labeur, de valeurs. Tout naturellement, les mutations subies par la civilisation des hommes, ont entraîné aussi le dépérissement de certains des cercles archaïques de pouvoirs et les réformations des autres ; mais, l’homme, lui n’a rien perdu. De nouveaux cercles de pouvoir ont fait leur apparition dans les sociétés ; elles ont diversifié et renforcé les créneaux d’insertion de l’homme, en tant qu’être de pouvoir, susceptible de prendre part au processus des décisions et des actions sociales. La publication prochainement nous permettra certainement d’explorer ces nouveaux cercles, qui, on le sait, ont progressivement évolué vers ce concept de contre-pouvoir, pour contrebalancer l’hégémonie du pouvoir d’État, au profit de l’individu organisé en réseau de pouvoir local, sectoriel et apolitique.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net