L’amour est cette lumière que mon âme projette sur autrui. Il contribue à le magnifier. Par l’amour, je ressens qu’autrui est le plus bel être qui me manque. Par l’amour, autrui devient l’être que je désire le plus au monde ; il acquiert, à mes yeux, une valeur absolue et divine ; il devient sacré. Ce sentiment m’amène à me donner entièrement, à me livrer totalement à autrui. Aimer, c’est déclarer à l’autre : « je capitule ; je renonce à toute hostilité à ton égard ». Aimer, c’est déclarer comme l’autre : « tu as le regard revolver, tu as tiré la première, tu m’as touché, c’est foutu ; prends-moi, assimile moi à ton être ; je serai désormais une partie de toi, la moitié de ce que tu es. Ton sourire m’a vaincu, ta démarche ma convaincu, ton charme m’a abattu, ta lumière m’a rendu confus ». L’amour, pour ainsi dire, vient abolir toute hostilité. Il met fin à toute guerre, anoblit toutes les différences et amortit tous les différends. L’amour vient faire de moi l’âme- sœur de l’autre. Grâce à lui, deux âmes entrent en symphonie, en sympathie et en synchronie.
Dans ces conditions, la compréhension entre autrui et moi devient facile. Le courant passe excellemment, parce que toutes les barrières se sont effondrées. Le mûr entre deux consciences a volé en éclat. En toi, je ne vois plus l’autre, l’autre qui est d’une culture différente, l’autre qui est d’un autre milieu social.
L’autre qui a des intérêts différents des miens. En toi je ne vois plus que la ressemblance, le complément indispensable qu’il me faut, la lumière entre toi et moi. Désormais entre nous, tout sera poésie et mélodie. Je devinerai tes mots ; je ressentirai tes états d’âme. De ton côté, tu me comprendras sans mots, tu m’accepteras sans réflexion, sans discussions. Notre amour nous poussera à la parfaite compréhension, mieux à la fusion. Je pourrai alors te dire, à la manière de Roméo, que je t’aime autant que moi-même ; que je t’aime plus que moi-même ; et tu me répondras, comme Juliette, « tais-toi ma chérie, je devine ce que tu ressens ; car moi aussi je t’aime ; sans toi ma vie n’a plus de sens ».

Mais l’amour peut aussi compliquer la compréhension et brouiller la communication entre autrui et moi. Ce brouillard viendra, avant tout, de la promiscuité que l’amour engendre entre autrui et moi. La promiscuité est source d’incompréhension, de lassitude. L’amour est magique ; il est magnifique, mais vivre ensemble en amoureux est compliqué. Quand nous nous aimons, nous désirons être ensemble, partout et en tout temps. Vivre côte à côte, au quotidien, est notre plus grand souhait. Mais, en nous fréquentant sans mesure, nous nous démystifions. L’amour prend racine dans le manque et l’idéalisation de l’autre ; quand tu me manques, je te cherche ; mais quand tu es là, à chacun instant, tu satures mon univers et tu assassines le désir qui se nourrit du manque ; tu peuples ma vie et tu m’arraches ma solitude. Au téléphone, à la maison, au restaurant, au cinéma, tu es maintenant là. Dans ces conditions, les masques tombent et les visages se découvrent ; chacun de nous voit l’autre sous tous les angles ; les différences resurgissent. Je me rends compte qu’au fond, tu n’es pas moi ; et tu te rends compte que je ne suis pas toi. Il aurait été mieux alors que nous restions camarades, collègues de travail, plutôt que nous nous engageons dans une relation amoureuse qui est venue compliquer la compréhension entre nous.
Par ailleurs, la relation amoureuse a pour corollaire la jalousie. La jalousie est le revers naturel de l’amour. Ce phénomène, qui vient du caractère possessif de l’amour, est un véritable poison pour la compréhension entre les amoureux. C’est la jalousie qui me pousse à espionner ma bien aimée ; à cause de ma jalousie, j’épie les moindre gestes de Pierrette ma fiancé. Ma jalousie fait que Pierrette cesse d’être transparente à mes yeux. Pour moi, tout en elle cache quelque chose : une tenue inhabituelle, un coup de fil nocturne, un retour tardif à la maison, un oubli. Elle a oublié de m’embrasser un matin avant d’aller au travail ; je tire la conclusion qu’elle ne m’aime plus ; qu’elle a certainement un autre homme dans sa vie. La jalousie transforme l’amour en un véritable enfer où toute compréhension devient impossible. Notre amour, en nous rapprochant dans l’espace, nous sépare dans nos cœurs. Comme Aristote le grec, on peut dire « que ton ami est un autre toi » ; mais un amoureux est un « lui » qui a cru qu’il était toi et qui découvre, avec la promiscuité, qu’il n’est pas toi, mais lui, avec sa culture, sa vision du monde, son caractère, ses goûts esthétiques, sa personnalité. Sur un ami, nous ne nous faisons aucune illusion. Mais une personne que nous aimons est source de toutes sortes d’illusions et donc de désillusions.

Par ailleurs, l’amour d’autrui entraîne à être plus exigeant à son égard. Quand on aime autrui, on attend plus de lui, sinon trop de lui. Face à un ami, un camarade, ou face à une personne qui nous est indifférente, nous sommes tolérants ; nous faisons des concessions ; nous acceptons facilement les erreurs, les écarts de conduite. Mais face à une personne aimée, nous voulons la perfection ; nous devenons plus sévères dans notre jugement ; nous devenons intolérants. Nous cultivons une vision irréaliste d’autrui, alors qu’il n’est qu’un être réel, avec ses défauts, ses moments de faiblesses, ses insuffisances.

Au bilan, on a vraiment l’impression que dans l’amour tout est piège. Même le jeu de la séduction n’échappe pas à la règle. L’amour, pour se prouver ou pour se renforcer, a besoin de séduire. Tu m’aimes et je veux conserver ce feu dans ton cœur ; mieux, je veux d’avantage enflammer ton cœur. Il me faut donc te séduire. Dans ce jeu, chacun mettra l’accent sur les apparences ; il faut que tu me vois plus belle que je ne suis ; je dois alors me maquiller, cacher mes défauts physiques, camoufler mes insuffisances morales. L’amour est sincérité mais le jeu de l’amour est une partie de cache-cache. Il est une hypocrisie. Les amoureux mondains se comprennent, mais sur la base du faux, du mensonge. Chacun dit, non la vérité, mais ce qui plait à l’autre ; chacun agit, non naturellement et spontanément, mais artificiellement, pour satisfaire le goût de son partenaire. L’amour mondain est ainsi un malentendu. Dans l’amour mondain, on ne se comprend pas, on se trompe. Mais, pendant combien de temps le mensonge va-t-il durer ? Un de ces matins, les masques tomberont, et je te verrai, non telle que tu apparais, mais telle que tu es dans ta vraie nature. L’amour mondain ressemble ainsi à un jour de fête, un jour exceptionnel mais éphémère. En effet, pendant les jours de fête, pour quelques heures, les choses deviennent leurs contraires ; le pauvre parait riche, les laideurs deviennent des beautés angéliques, la tristesse devient joie, l’angoisse devient insouciance et la nuit devient jour ; mais le lendemain, la réalité est là, rappelant que ce n’était qu’une parenthèse, du faux, du semblant, de la tromperie, de la mascarade, de la vanité. Fort heureusement, tout amour n’est pas mondain, tout amour n’est pas un jour de fête. Il existe certainement une façon d’aimer qui rend fluide la communication entre les consciences et facilite donc la compréhension. Cette portée noble de l’amour fera l’objet de notre publication prochaine.

Zassi Goro, Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net