Plusieurs de nos publications antérieures ont mis en lumière la chose suivante : Les humains sont différents les uns des autres sous de multiples angles. Sous l’angle biologique d’abord, il existe bel et bien l’espèce humaine, mais elle est diversifiée en races. Par exemple, moi je suis noir, mon épouse japonaise est jaune, mon ami Paul Valery est blanc et le mari amérindien de ma cousine Zoulpoko est rouge. Bien sûr, les fameuses races, scientifiquement, ne sont pas réductibles à la couleur de la peau. Mais la peau est le signe le plus visible pour les yeux ; c’est l’élément de différenciation le plus pertinent pour le sens commun. Sous l’angle culturel aussi, l’histoire n’a pas été plus unificatrice que la nature qui engendra les races. L’humanité est ainsi faite d’une multitude de cultures plus ou moins radicalement opposées les unes aux autres. En dépit de cette tendance récente à l’homogénéisation, elle-même conséquence de la mondialisation, la diversité culturelle est un fait généré et consacré par l’histoire. Chaque peuple est issu d’une civilisation antérieure ; chaque peuple a son identité culturelle, selon laquelle sa vie est moulée, et qu’il installe, plus ou moins solidement, en chaque individu qu’il formate. Si la culture est le mode de vie d’une société, comme l’a stipulé l’américaine Margaret Mead, il est évident qu’un tableau synoptique du monde va laisser constater une figure baroque, où l’on voit l’homme évoluer dans tous les sens. Les hommes sont différents, parce qu’ils sont issus de cultures différentes et ont donc des modes de vies différents. Les innombrables mouvements coloniaux, dans l’histoire des peuples, ont appauvri la diversité culturelle, mais elles n’ont pu, fort heureusement, réduire, sur tous les points, notre humanité au même repère, au même mode d’être au monde. Dès lors, se pose l’épineuse question de la concorde entre nous. Comment pouvons-nous vivre ensemble avec nos différences, sur la même planète, dans le même pays, la même ville, le même quartier, sur la même table de déjeuner ou de conférence, dans le même métro et le même train qui nous charrient au même lieu de travail ?
La question est loin d’être simple, parce qu’il ne s’agit pas de faire de l’idéologie ou de la philosophie d’opinion. Il faut surtout éviter de retourner aux vielles pensées qui consistaient à dire que la bonne logique de l’histoire veut que les cultures les plus faibles, les moins avancées, soient éliminées par les plus fortes et les plus avancées. Cette conception des choses, issue du darwinisme et de l’idée de lutte pour la survie du plus apte, a largement été utilisée, aussi bien par le siècle des Lumières, que par Hegel et ses contemporains du XIXe siècle. Elle a servi de fondement au grand mouvement colonialiste, baptisé alors mission de civilisation des peuples restés en arrière des progrès de la raison et en marge des révélations christiques. Une telle vision a largement montré ses limites. En effet, les héritiers de César, de Jésus et de Descartes n’ont pu faire accepter, aux autres nations du monde, que ce qui, dans leur civilisation, relève du savoir objectif et du savoir-faire pratique. La grande majorité des peuples a rejeté les croyances et le savoir être d’Occident. L’hindou a reçu la raison scientifique tout en restant hindouiste ou bouddhiste. Les fils et filles du Soleil Levant, au Japon et en Chine, ont rapidement compris la leçon cartésienne qui affirme que l’homme peut devenir maitre et processeur de la nature par la science ; mais, ils ont gardé magnifiquement leur âme Taoïste, bouddhiste, et leurs mœurs multimillénaires d’Orient. L’Arabie, qui, finalement, trouva son identité dans la voie tracée par Mahomet, a, elle aussi, perçu tout l’intérêt de la rationalité copernicienne ; cependant, elle rejette, en bloc, le mode de pensée sociale et de vie que l’européen veut imposer comme référentiel universel. L’Amérindien, quoique christianisé, après tant de sang et de larmes, reste encore lui-même dans les tréfonds de son âme. L’Afrique noire, écartelée entre la civilisation arabo-musulmane et celle judéo-chrétienne d’Occident, n’a pas perdu non plus toute identité ; en profondeur, elle résiste encore à tous les modes de vie et de pensée que la dynamique de l’histoire lui ont imposés. Le tableau, ainsi présenté, révèle que nous ne pouvons pas, pour « notre vivre ensemble », compter sur une quelconque communauté absolue de valeurs. Une vue plus fine verrait d’ailleurs que, dans les grands ensembles, il foisonne une infinité d’identités, certes locales, mais toutes inaliénables. Les exemples qui ont secoué l’histoire, ou qui la secouent encore, rempliraient d’ailleurs un catalogue. Dans ce sens on peut ici penser aux questions Kurde, Arménienne, Israélo-palestinienne, Copte, Irlandaise, Catalane, Corse, immigrés d’Europe et d’Amérique, Tutsis, Tibétaine, Casamançaise, Touareg, etc. L’humanité est riche d’identités particulières qui ne sont pas en passe de s’éclipser. « Nous devons apprendre à vivre ensemble » dans la paix, comme l’a entrevu la prophétique voix de Martin Luther King.
Au bilan transitoire, on peut retenir que la multiplicité des identités est une réalité incompressible. Nous sommes condamnés à vivre ensemble, avec notre humanité plurielle, avec nos couleurs, avec nos contradictions de valeurs, avec nos sauts d’humeur. Oui, « vivre ensemble dans la diversité » est le plus grand défi de notre époque, parce que la majorité des grandes nations contemporaines concentrent en elles-mêmes toutes les identités venues de tous les confins du monde. Les identités ne sont plus, comme dans le passé, cloisonnées dans des espaces nationaux. Plus que jamais, les hommes circulent, par obligation ou volontairement, en colportant toutes leurs charges culturelles ; les identités se rencontrent alors, et doivent désormais partager les mêmes espaces vitaux. Les mêmes pays, les mêmes villes, à l’image de Paris, de New-York ou de Londres, les mêmes banlieues, les mêmes rues et les mêmes tramways, les mêmes immeubles parfois, abritent toutes les identités culturelles. C’est avec cette donne nouvelle que la tolérance, plus que les lois qui régissent la vie des communautés nationales, se présente comme voie salutaire du « vivre ensemble dans la différence », sur cette planète déjà suffisamment éprouvée par les vieux antagonismes de civilisations, de religions et de modes de vie. Notre prochaine publication analysera d’avantage cette obligation contemporaine de promouvoir la tolérance comme principe de vie.

Zassi Goro ; Professeur de lettres et de philosophie
Kaceto.net