Nature et place du beau dans ce beau monde

Cette réflexion, ouverte sur le beau, peut paraître gauche dans un monde où l’essentiel des préoccupations tourne autour de la survie matérielle, de la paix, de la justice, de la vérité. Pendant longtemps, nous même avons été de cet avis que le beau n’est pas une valeur fondamentale à l’existence de l’homme au monde. Nous oublions alors ce lumineux avis platonicien qui affirme que dans l’absolu, toutes les valeurs coïncident. Le bien est nécessairement beau ! La vérité et la justice sont impérativement belles ! Par ailleurs, l’état de notre civilisation, marqué par l’hégémonie des valeurs esthétiques dans les médias, exige un arrêt sur la nature et le rôle du beau dans nos vies. Puisque l’homme ne vit pas que de pain, puisque la vérité à elle seule ne rassasie pas notre esprit, puisque justice et bien ne suffisent pas pour justifier notre présence au monde, nous pensons finalement que la quête d’un sens global de la nature créée doit intégrer le besoin de beauté. Le Dieu d’Abraham a peut être ordonné le monde, parce qu’il voulut que la beauté de quelque chose remplace la laideur du chaos, du néant et des ténèbres du non-être ! Bien sûr, lorsque les préoccupations de survie sont là, la question du beau est repoussée dans les confins des choses luxueuses ! Mais justement, dans l’ordre des quêtes humaines, c’est ce qui vient après qui est la fin. La justice, le bien, la vérité d’opinion ou scientifique, l’efficacité technologique, nous paraissent tous être des moyens pour atteindre cette fin des fins, qui est une sorte de contemplation esthétique d’un univers crée par Dieu, éclairé par la raison et magnifié par la magique main de l’homo sapiens. Sous cet angle, toute réflexion sur le beau devient belle et essentielle. C’est avec cette légitimité que nous ouvrons alors notre modeste propos, par son premier volet qui s’attellera, en deux temps, à fixer les contours du beau. Qu’est-ce que le beau ? Est-il dans notre regard ou en soi dans la chose regardée ?

L’approche subjectiviste du beau

Pour cette approche, le beau, c’est mon beau. Comme disait Voltaire, « le beau pour le crapaud, c’est la crapaude ». Le beau, pour moi l’humain, c’est ce que je sens comme tel, ce qui donne à mes yeux, à mon ouïe, de la satisfaction. Lorsque, face à cette fleur d’une saison, je dis « c’est joli à voir, c’est harmonieux, c’est magique », c’est que je suis devant la beauté exprimée par mon regard, pour donner au monde de la saveur et de la couleur. On peut approfondir cette approche, à la manière des psychologues, en précisant que cette beauté dans mon regard est le produit de ma conscience ou de mon inconscient comme dirait Sigmund Freud. Je trouve belle la chose qui répond à mes désirs, qui épouse mes envies. La belle chose est celle qui convient à mes goûts du moment, qui rencontre irrationnellement mes états d’âme, en un temps et lieu donnés. Pour Platon l’antique, la reconnaissance de la beauté, dans les êtres et les choses sensibles, est une réminiscence, un ressouvenir du beau dans l’âme venue du ciel. Pour les psychologues d’obédience freudienne, l’affirmation du beau par mes sens renvoie à quelque pulsion primitive refoulée dans mon inconscient. Concrètement, la plus belle femme, pour ce jeune homme, qui entre dans la vie, est celle qui qui lui fait voir une sorte d’image secrète et nostalgique de sa mère, considérée comme modèle absolu de la beauté féminine.
Ce que nous pouvons tirer de ces conceptions philosophiques et psychologiques, c’est que le regard, contrairement à ce que nous croyons, n’est pas neutre et vierge, lorsqu’il va vers le monde. Il en est de même d’ailleurs pour les autres sens qui sont l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat. Tous nos sens, en se tournant vers le monde, sont déjà chargés de critères d’appréciation des valeurs. Ainsi par l’éducation, la société à laquelle j’appartiens m’a inculqué des critères du beau. C’est avec cet héritage esthétique, installé dans mon moi, ou, si l’on veut, mon surmoi, que je vais à la rencontre des choses et des êtres. Mon regard, chargé de jugements, de préjugés, projette ses propres critères sur le monde qui, peut-être, n’est ni beau ni laid. Dès lors, la chose est belle lorsqu’elle m’apparait conforme à cette beauté socialement cultivée et transmise de génération en génération. La beauté n’est donc rien d’autre que la projection d’un fantôme de l’inconscient collectif sur le monde. On comprend aisément pourquoi, les critères de la beauté ont pu être différents d’une société à l’autre et d’une époque à une autre ; et pourquoi aussi, les individus, d’une même société ou d’une même époque, ont beaucoup de chance de s’accorder sur la belle chose.
En bilan transitoire, il faut retenir que le beau peut être perçu comme le produit de mes sens, le reflet de ma conscience sur le monde, la projection de mes désirs occultes sur les choses et les êtres. Le monde n’est ni beau, ni laid ; le monde EST. Tout simplement. Ce sont nos yeux qui le voient beau ou laid. Mais, comme nous l’avons souligné au départ, une telle conception du beau vise à nier le beau, à lui retirer toute autonomie, toute objectivité et toute universalité. C’est une conception subjectiviste du beau, qui vise à dire qu’il n’existe pas de beauté pour tous et que chacun a sa beauté. A-t-on alors le droit d’abandonner le sort du beau à cette sorte de scepticisme esthétique ? Le beau n’est-il pas de nature objective ? La deuxième étape de notre réflexion abordera cette dernière question dans la publication prochaine.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net