Suite de la réflexion sur la notion de beau

Voilà là, une question qui, si elle était répercutée dans les méandres du passé, réveillerait bien de philosophes. On se souvient ici du débat des déistes au siècle des Lumières. Le monde est une belle harmonie qui renvoie à Dieu, le plus grand des artistes. Rien en ce monde n’est laid. La laideur n’est que le point de vue subjectif d’un regard qui ne perçoit pas la beauté de l’ensemble ou la beauté de l’intérieur. La réalité est par essence belle, parce que Dieu ne saurait créer quelque chose de laid. En quelque sorte, « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles de Dieu », comme Voltaire le fait dire par Pangloss, ce personnage qui représente les philosophes dans « Candide ou de l’optimisme ». Pourtant, le même écrit est une sorte d’expression de tout ce qu’il y a de plus horrible sur la terre des hommes. Malgré tout, malgré l’horreur des guerres, malgré les désordres manifestes dans le système de la nature, malgré la méchanceté des humains, Pangloss persiste et signe, en écho de l’allemand Leibniz, le grand défenseur de l’harmonie du monde : dans l’ordre éthique et esthétique, Dieu a créé le meilleur des mondes possibles. Cela signifie, qu’indépendamment de notre regard, le monde est en soi beau. Mis à part cet argument déiste, qui vise à disculper Dieu de la responsabilité du mal et du laid sur la terre, d’un point de vue pratique, est-il possible de montrer que le beau n’est pas lié à notre perception subjective des choses, mais qu’il est inhérent aux choses elles-mêmes ?
Nous écartons de ce propos, une certaine conception hautement esthéticienne, pour laquelle le beau c’est ce qui suscite les émotions, les sentiments et les passions. Ce beau concerne en général les œuvres d’art. Là, le beau ne signifie pas que la chose représentée est belle, mais que la chose est bellement représentée ou que la représentation est magnifiquement porteur de sens pour celui qui juge. Je peux par exemple peindre bellement la plus laide fille de mon village ! Je peux faire le portrait de la méchanceté incarnée ! Je peux composer une belle poésie musicale sur l’horreur de la guerre et de la mort ! Cette beauté abstraite, source du sublime, à laquelle certains philosophes, comme Emmanuel Kant, ont donné de la légitimité, s’est imposée, au fil des siècles, comme norme de toute production esthétique de haut niveau. Mais, ici, notre propos va plutôt dans le sens de trouver le beau dans la chose et non dans sa représentation. De ce point de vue, qu’est-ce que le beau ? Si le beau n’est pas dans mon regard, s’il ne dépend pas de chacun de nous, ou peut-on le rencontrer dans la chose ?
Il nous faut, ici, écarter les conceptions traditionnelles du beau dont il est question dans une certaine pensée antique et grecque, notamment chez certains sophistes et Aristote. Au-delà des éclairés d’Athènes, cette approche du beau est manifestement très répandue dans moult cultures du monde. Elle consiste à dire que le beau, c’est l’utilité de la chose ; l’adéquation entre la chose et sa fonction. Ainsi, pour Pangassi, mon ami du pays Bwaba au Burkina Faso, la belle femme c’est la plus performante dans les travaux champêtres et les tâches domestiques. Comme l’écrit Aimé Césaire dans « Tragédie du roi Christophe », pour beaucoup de traditions africaines, la belle femme, c’est celle « dont le bassin peut soulever un éléphant » !
On trouve des points de vue similaires dans le débat antique des penseurs grecs dont certains aimaient à dire : un beau cheval c’est celui qui me fait gagner beaucoup de courses ! Une belle guitare c’est celle qui émet un beau son ! La conséquence d’une telle conception, c’est qu’au fond, le beau n’existe pas ; il est purement et simplement réduit à l’efficacité de la chose et aux besoins de celui qui s’en sert ! On peut comprendre pourquoi Pangassi l’agriculteur, et Pathé Diallo, cet autre ami Peul de Dori qui, lui, est plutôt de mode de vie pastoral, ne pourront jamais s’accorder sur les critères de la beauté féminine ! A moins que, Albert Koné, mon troisième ami, qui lui vient d’en finir avec l’école des arts, ne viennent montrer les critères esthétiques objectifs de la chose jugée !
Que dirait donc Albert ? Son discours serait classique : La beauté, c’est l’harmonie interne de la chose ; c’est l’adéquation entre la forme, le fond, la masse, la couleur, la taille, la voix, et, certainement, le décor. De cette façon, la chose est belle en soi. Qu’elle soit vue ou pas, qu’elle soit vue par mon regard, le tien ou le sien, elle demeure belle ; ici ou ailleurs, aujourd’hui et demain, elle restera toujours belle.
En bilan de cette conception objectiviste du beau, on peut ressusciter un pan de la magnifique et séduisante conception platonicienne. La beauté des choses et des êtres sensibles est le reflet d’une beauté objective, absolue, a-temporelle et universelle. Toute beauté terrestre est une représentation plus ou moins lumineuse d’une idée éternelle du beau. La chose apparait belle, parce qu’elle ressemble à un modèle universel, parce qu’elle exprime des critères objectifs de beauté. La beauté n’est donc pas exclusivement un leurre de mon regard ou une illusion de ma conscience. Il y a du beau dans le monde. La question qui surgit cependant, est très simple : s’il y a du beau dans le monde, de quelle manière mon regard peut-il le reconnaitre dans les choses ? Il revient à la troisième étape de notre réflexion, dans la prochaine publication, d’évaluer les enjeux de cette question.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net