Après l’éthique, le philosophe chroniqueur de Kaceto.net ouvre le chantier de la mémoire. Est-ce une caractéristique du vivant en général ou seulement, exclusivement, le fait de l’être humain ?

Nous ouvrons cette réflexion à propos de la mémoire, suite à la série de publications sur l’éthique. C’est dans ces publications que nous avons signifié que la différence de fond entre nous humains et tous les autres vivants terrestres, c’est la mémoire. L’humain est une conscience et la conscience est essentiellement mémoire. La conscience est essentiellement mémoire, parce que notre existence n’est que fugacité dans le temps qui passe et qui emporte tout. Conformément à l’intuition fulgurante d’Héraclite, le philosophe antique du devenir, dans nos vies, tout passe, tout coule, tout s’en va. À l’image des eaux du fleuve qui s’écoulent inexorablement, nous vivons, mais nous coulons ; nous existons, mais nous passons, tout en restant. Tout passe, rien ne demeure le même. La vie est altération, succession d’altérités. Exister c’est être tenaillé ainsi par ce néant qui dévore les choses, comme pourrait le dire Jean Paul Sartre. Mais, derrière cette fuite constance de l’être, se cache quelque chose qui s’appelle mémoire. On pourrait finalement, en réponse à la question leibnizienne, affirmer qu’il y a quelque chose plutôt que le néant, parce qu’il y a de la mémoire pour retenir ce qui n’est plus. La vie est mémoire et la mémoire est la vie perpétuée, contre la mort inexorable, l’oubli et le recommencement permanent.
La mémoire est magique, doit-on dire. Mais, en quoi consiste alors cette magie, sans laquelle nous aurions déjà oublié ce qui a été écrit au début de cette phrase ? À l’échelle de l’individu, des nations et de l’humanité, quel rapport devons-nous cultiver avec notre mémoire pour que la vie en tire profit ? Avant d’en arriver à cette question, à la fois existentielle et socio-politique, nous explorons ce que nous appelons ici la magie de la mémoire.
Il nous faut d’abord déblayer le terrain sur lequel nous voulons marcher. Nous devons préciser, que dans une vision afro-vitaliste et dans les doctrines de la réincarnation universelle, telles qu’elles proviennent de l’ésotérisme égyptien ou asiatique, tout l’univers est hanté de conscience et de mémoire. Cet âne de monsieur Zoudaogo de Zitenga au Burkina, qui est peut-être la réincarnation d’un tyran du passé, se souvient, sans doute, de ce qu’il fit subir aux hommes et dont il reçoit les rançons dans son présent. De même, ce baobab sacré, de mon village Tengrela, se souvient encore, que je lui dois un coq et un bidon de vin de palm, à lui promis, quand je cherchais à ouvrir des portes dans ma vie, quand j’étais candidat à la députation, au concours de la douane, ou quand je courtisais Mariette. Les esprits de la rivière de To dans le Nayala, ceux de la montagne de Tuéna dans le Mouhoun, ceux de la forêt de Matiakouali dans la Tapoa, se souviennent des âmes qui, de chez eux, sont venues naître dans le monde visible des hommes. Bien sûr, avec un œil judéo-chrétien, une bouche cartésienne dira, tout de suite, que tout cela n’est que de l’animisme. Pourtant, depuis que le mystique Maître Eckart, dans sa dissidence contre les doctrines de l’Église au moyen âge européen, a fait descendre Dieu sur terre, en affirmant que Dieu est l’esprit du monde, la pensée occidentale est, elle-même, traversée par toute sorte de panthéisme, d’immanentisme, de vitalisme mystique, qui trouvent partout, dans le monde, des traces de conscience et de mémoire. De la monadologie Leibnizienne au Père Teilhard de Chardin ou à Henri Bergson, en passant par l’ontologie du philosophe jardinier Baruch Spinoza et la phénoménologie hégélienne, nous n’avons, pour notre part, trouvé que des variantes du même animisme du pays Dogon, des traditions Fang, Baoulé, Sénoufo, Moaga, Bamiléké ou Zoulou.
En fait, dans une bonne partie de la pensée d’occident, en dehors des perspectives Feuerbachiennes et marxistes qui prônent un matérialisme pure et dur, le monde est aussi hanté par l’esprit, lequel esprit conserve la mémoire de sa propre évolution, du stade primitif de la nature à son devenir historique. C’est donc toute cette forêt mystico-religieuse que nous tenons à évacuer du présent débat sur la mémoire, quoi que nous soyons nous-même, en tout cas ces années-ci, loin de toute vision matérialiste et réductrice du monde. Cette option, en se tenant strictement dans le champ de nos existences concrètes et de la mémoire socio-politique des nations, nous permet de ramener la réflexion au niveau des non spécialistes et d’éviter la spéculation quasi-ésotériques des théosophes et assimilés.
Sous cet angle alors, quels contours de la mémoire peut-on vraiment tracer ? C’est à cette question que notre publication prochaine apportera notre modeste réponse.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net