Avant de dire en quoi notre mémoire d’homme est au fondement de beaucoup de nos tribulations, il est sans doute nécessaire de nous souvenir, grâce à notre mémoire, du contenu de notre publication précédente. Nous y avons établi que la mémoire est à la source de notre humanité ; sans elle, notre civilisation serait insensée et la vie commune serait impossible. Sans mémoire, notre être- au-monde relèverait complètement de l’absurde, ou du moins, il serait ramené à sa simple dimension animale. Il n’est pas abusif de dire que l’homo sapiens est né le jour où un hominidé a acquis cette faculté de mémoriser les événements de sa vie antérieure. Bien sûr, cela a dû prendre des milliers, voire des millions d’années « d’évolution créatrice ». À l’arrivée, chaque humain peut constater qu’il est mémoire de sa vie et de la vie de l’humanité. Tout passe, mais rien ne s’efface, parce que tout demeure en moi dans ma mémoire. Chaque instant de mon existence est le concentré magique de tous les instants antérieurs. Ma conscience n’est pas uniquement intuition de ce que je suis ici et maintenant ; elle aussi lumière de ce que j’ai été. Toute introspection est d’office une rétrospection qui me permet de contempler le passé vécu, de me nourrir de l’expérience cumulée et de m’affirmer responsable de tout ce que je fis. Le problème cependant est que, dans bien de cas, on a tout intérêt à oublier ce qui fut, à regarder devant, plutôt qu’à s’attarder sur le passé.

La mémoire, une grave maladie de notre condition humaine

Sous cet angle, la mémoire est une pathologie chronique de l’âme humaine. Elle est le malheur de la conscience qui vit dans la nostalgie de ce qu’elle fut de beau, ou, au contraire dans la hantise de ses échecs, de ses peines, de ses actes manqués. L’animal lui, ne se souvient de rien ; il ne souffre d’aucune nostalgie, d’aucune rancune, d’aucune psychose passéiste. Moi, l’homme, en ouvrant les portes interdites du passé, je cours constamment le risque de faire une fixation sur ce qui a été et qui n’est plus. Par la mémoire, je retrouve les beaux moments du passée ; mais, je ressuscite aussi les tragédies d’hier, les malheurs de l’enfance, les trahisons de jeunesse, les coups de poignard reçus, les défaites subies. Dans les deux cas d’ailleurs, il y a problème, parce que, à tout point de vue, je m’oppose au mouvement, au changement, au progrès.
Dans la première situation, je ressemble au guerrier qui dort sur les lauriers du passé et qui vit de gloire décrépie. Accroché à ce qui n’est plus, l’univers présent se vide à mes yeux, comme il se vida aux yeux de Lamartine le poète, lorsque sa bien-aimée ne fut plus de ce monde. Je tombe ainsi dans le passéisme et l’anachronique, toutes choses qui font de moi un mauvais combattant du présent, un pessimiste qui voit le meilleur derrière soi, une conscience en déphasage avec la réalité en cours. Il n’y a rien de pire pour un homme que l’illusion d’un retour de son beau passé, d’une restauration de temps et de systèmes révolus. Comme l’a constaté Hegel le philosophe, l’histoire, même si elle bégaie, elle ne se répète jamais. Aussi le mieux pour nous, n’est pas de nous cristalliser sur ce qui a déjà été fait, mais sur ce qui est à faire maintenant.
Dans le deuxième cas de figure, la mémoire est source de traumatisme. Les vies individuelles et l’histoire des nations sont jonchées de larmes, de blessures, d’échecs, de frustrations. Pour une nation ou pour un individu, le mieux, c’est l’oubli. Il faut oublier les meurtrissures du passé, les blessures de l’âme et du corps, les traversées du désert, les tempêtes de sables et les vagues de la mer déchainée. La vie ne se vit qu’au présent et chaque instant est une renaissance qui nous repose comme force nouvelle au monde. Malheureusement, une mémoire aigüe et mal vécue des tragédies du passé peut être source d’une inhibition des énergies créatrices qui portent la vie en devenir. Il peut en résulter de multiples dispositions mentales qui font obstruction au rayonnement de la vie dans le présent. On peut, dans ce sens, citer, les rancunes, les préjugés, les haines, les désirs de vengeance, les peurs d’une réitération du passé. Notre mémoire peut briser le présent. Elle peut rendre impossibles les possibles du futur. Mal vécue, elle amenuise l’espoir, en générant le désespoir. Elle détruit la confiance au profit de la méfiance. Elle divise, au lieu d’unir. Elle nous rend sceptique, fataliste, défaitiste et pessimiste.
Au bilan, on peut retenir, avec les romantiques du Grand siècle, que trop de mémoire retarde le progrès et tue la vie. « La vie ne va pas sans les grands oublis », disait le français Victor Hugo, sans doute inspiré par le progressisme dialectique de l’allemand Hegel, ou par Nietzsche le grand philosophe de l’oubli, qui appelait l’homme à fermer, de temps à autres, les portes de la conscience au passé au profit de l’éclosion du présent. On ne peut vivre sans oublier ; on ne peut vivre sans mourir un peu. Comme le déclame cette belle voix mélancolique de nos temps, « on ne peut vivre sans se dire adieu ». Chaque anniversaire est un adieu à soi-même, et il faut oublier pour avancer, pour mûrir, pour progresser. Mais, on ne peut progresser qu’en s’inspirant aussi du passé, en terme de modèles à réitérer ou à perfectionner ; en terme aussi de contre modèles à ne plus reproduire, d’erreurs à ne plus répéter. Dire, « plus jamais ça », suppose que l’on se souvienne de ce « ça ». Dire « plus rien ne sera comme avant », exige que l’on cultive la mémoire de ce qui fut avant. La bonne voie, pour les nations comme pour les individus, c’est d’oublier l’impact négatif du passé, sans oublier les faits du passé ; c’est connaitre la vérité, sans céder à la rancune, au refus du pardon et au désir de vengeance ; c’est se nourrir des faits d’hier, pour éclairer et fortifier l’avenir, et non pour l’assombrir ou le briser. Dans cette perspective, la mémoire n’est plus une tombe pour la vie, mais une inestimable source de renaissance.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie