Peste, cataclysmes naturels, famines, guerres et autres violences de toutes sortes qui ont marqué le Moyen-âge, n’ont pourtant pas tué le rêve de l’homme d’un avenir meilleur.
C’est le sujet du jour de notre chroniqueur, Zassi Goro

Notre analyse précédente a montré que le moyen-âge fut une période accablée par toutes sortes de malheurs. Cette époque a vu toutes les puissances terrestres, qui se croyaient pourtant éternelles, s’effondrer, à la suite des empires qui dominèrent, tour à tour, l’antiquité. La peste, les cataclysmes naturels, les famines et les guerres de tous types, par leur fréquence, donnèrent l’impression d’une fin imminente de la cité terrestre et d’un triomphe de la cité de Dieu, comme l’avait prédit Saint Augustin, en interprétation du Livre de l’apocalypse de Jean. Malgré tout, ce ne fut pas une époque de ténèbres et de désespoir dans l’histoire de l’humanité.
Au contraire, dans le chaos des siècles, l’espérance de temps meilleurs était forte, et tous voyaient, dans le malheur, les signes du purgatoire qui déboucherait sur le bonheur universel, en prélude au royaume des cieux. Mais, les siècles succédèrent aux siècles, pour dépasser le millier d’années que le Christ avait annoncé comme terme des tribulations de l’homme dans l’histoire. En 1500, après Jésus de Nazareth, l’espérance humaine, fondée sur une interprétation littérale et non symbolique des paroles messianiques, ne pouvait plus résister au scepticisme. Elle s’effondra dans la conscience et l’inconscient collectifs. Le tournant de la Renaissance redonna cependant de nouvelles perspectives à l’humanité. Ces deux siècles, que furent le XVe et le XVIe, constituèrent une époque de grandes explorations, d’audacieuses inventions et de gigantesques mouvements migratoires. Les hommes, en tout cas, les Européens, se mirent à chercher, partout sur le globe à peine connu, l’Éden terrestre. Cette belle aventure a certainement posé les bases du monde moderne, mais elle n’a pas permis de découvrir, nulle part, sur aucun continent, une terre paradisiaque. Au contraire, elle exporta sur tous les continents, les misères morales et matérielles de l’homme dans l’histoire.
À la fin du XVIIe siècle et au seuil du XVIIIe, la longue marche de l’homo-sapiens en quête d’une terre du salut, s’acheva ainsi, après avoir pris son envol depuis ces temps archaïques de nos ancêtres primitifs. Logiquement, l’humanité devrait alors sombrer dans le désespoir. Elle devrait se résigner à croire que sur cette terre, tout est vallée de larmes et vanité ! Paradoxalement, ce n’est pas ce qui se produisit.
En effet, en même temps que le rêve d’une terre de bonheur s’estompait, l’autre rêve, celui de temps futurs de rédemption, trouvait de nouvelles forces, celles de la science et de la technique, et un nouveau messie que fut la raison humaine. Quelle fut, alors, l’origine de cette relance des horizons de vie de la descendance d’Adam et Ève ? Quelles ont été aussi les grands axes de cette nouvelle prophétie du salut ?
En fait, tout au long de l’histoire, l’homme a toujours eu l’idée que sa destinée repose en partie entre ses mains. Mais il a aussi toujours hésité à s’attribuer le rôle d’avant-garde qui, dans toutes les sociétés antiques, revenait aux dieux. Bien sûr, la raison humaine a pris conscience de son autonomie et de ses responsabilités depuis les temps antiques, en Afrique, en Grèce et certainement ailleurs. Mais elle fut, un peu partout, considérée comme damnée, parce que volée aux dieux comme chez les Grecs, parce que dividende du péché comme chez les Hébreux. Le christianisme, pendant des siècles, cultivera à son tour, en Occident, cette suspicion sur la raison qui n’aura, en conséquence, de rôle au moyen-âge que celui de faire l’exégèse et la justification des textes saints. Heureusement ou malheureusement, au soir des temps médiévaux, le scepticisme sur l’espérance d’une intervention radicale de Dieu dans l’histoire va contribuer à réhabiliter la raison humaine. Les hérétiques, les libres penseurs, les illuminées, parfois excommuniés et pourchassés par l’Église officielle, donnèrent à la raison un statut novateur. Pour eux, la raison a été engendrée par Dieu, avec la mission d’amener l’homme à produire la lumière sur la nature créée, et à poursuivre l’œuvre de création divine. Cette révolution, à la fois théologique et épistémologique, est historiquement identifiable dans les combats de Copernic et Galilée. L’un et l‘autre, et les efforts des deux mis en ensemble, ont contribué à ouvrir le cœur des hommes à une nouvelle vision de l’univers et du rôle qu’ils doivent jouer sur terre. Pour ces esprits éclairés de la Renaissance, le véritablement messie, c’est bien la raison, qui doit décoder la nature et la transformer au profit du salut humain. Point besoin d’attendre un retour du Christ pour que l’homme connaisse le bonheur sur terre. Le combat de ces humanistes, contre les idées orthodoxes de l’époque, fut bien difficile, et beaucoup payèrent de leur vie sur les feux ardents de l’inquisition.

Mais il fut porteur, en sorte qu’à la fin de la Renaissance, un esprit audacieux et inspiré aurait pu proclamer le nouvel évangile, celui de la raison. Cette prophétie du nouveau messie sera d’ailleurs révélée, progressivement, par le cours des siècles qui suivront la Renaissance, bien souvent, sous le nouveau label « d’idéal moral à réaliser ». Ces idéaux peuvent être récapitulés en quatre proclamations prophétiques qui renvoient chacune à une étape précise des révélations de la raison-prophète dans l’histoire :
–« Oh homme, tu deviendras maître et possesseur de la nature ! »
« Tous les hommes seront libres et égaux en dignité et en droit »
 « Les peuples se gouverneront eux-mêmes »
 « La propriété privée, les classes sociales et L’État disparaitront de l’histoire »

Les trois dernières proclamations révéleront, aux XVIIIe et XIXe siècles, la dimension socio-politique des prophéties de la raison, à travers les idées des Lumières, les révolutions contre l’ordre monarchique, les rêves communistes du temps de Karl Marx. Mais, pour l’essentiel, c’est la première proclamation qui fonde l’évangile des apôtres du progrès. Gravement, elle annonce : « Oh homme, tu deviendras maître et possesseur de la nature ! » Cette adaptation des mots de René Descartes dit tout sur l’héritage des apôtres de la raison. En effet, au XVIIe, on n’attend plus le messie du ciel, mais celui qui est en l’homme lui-même, la raison. Pour Descartes et la bourgeoisie en plein développement, c’est par sa science et ses arts que l’homme s’émancipera des forces de la nature et connaîtra le bonheur. De Descartes à nous, en passant par le Marquis de Condorcet et ses compères du siècle des Lumières, ou par Auguste Comte qui assiste à la révolution industrielle au XIXe siècle, l’homme n’a plus perdu l’espoir de gagner sa rédemption par la science et la technique. Pour Condorcet en particulier, le tableau de l’histoire universelle a pour finalité de répandre, partout dans le monde, la lumière, le progrès et le bonheur pour l’homme sur terre. L’Atlantide, ce pays magnifique dont parlent les mythes anciens, est dans le futur, au bout des progrès de la raison humaine. Tôt ou tard, l’humanité y sera pour y vivre une sorte d’état de paix perpétuel, dont parlait déjà l’allemand Emmanuel Kant, figure emblématique de l’Aufklarung, les Lumières en Allemagne.
Au bilan, on peut retenir que l’homme ne s’est soustrait au messianisme religieux que pour se réfugier dans ce nouveau temple de la raison, que les anciens avaient longtemps considéré comme un lieu satanique qui cultive la vanité humaine. Depuis cette époque de la Renaissance, qui vit naitre l’humanisme, notre histoire et nos consciences se sont emballées pour ces nouveaux temps promis par les apôtres du progrès. Notre espérance a-t-elle des chances d’aboutir à l’Atlantide si longtemps désiré ? Ou, au contraire, nous faudra-t-il retourner à une nouvelle version d’une terre promise ? Une terre promise que nous devrions, en l’état actuel de nos connaissances, chercher dans l’univers ou dans une autre dimension du réel, en tout cas partout, sauf sur cette terre que nous avons suffisamment bien épuisée. Dans tous les cas, il est certainement temps d’évaluer la crédibilité scientifique de notre grand et vieux rêve d’une humanité meilleure, qui vit, depuis déjà quatre siècles, à travers ces idéaux qui, à la fois, nous unissent et nous opposent.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net