Pour les lecteurs qui prennent le train de notre analyse en marche, il est bon, d’abord, de revenir, ici, sur quelques idées essentielles des publications antérieures sur ce thème du rêve politique.

Le rêve, avons-nous dit, est de deux types dans l’histoire de l’humanité. Le premier, le plus ancien dans l’ordre du temps, est celui de l’aspiration à un espace idéal de vie, une sorte de réplique de l’Éden terrestre. Ce rêve est au fondement de l’exode de bien de peuples antiques, des grands mouvements migratoires vers les contrées inconnues et mythiques de la planète. Il est la motivation principale de tous les exils de la terre, quelle que soit l’époque historique considérée.
Le deuxième type de rêve, qui prend ses racines dans les pratiques divinatoires et prophétiques de l’antiquité, vise à focaliser la conscience des hommes, non vers une terre promise de salut, mais vers un temps de rédemption, de grâce, d’abondance matérielle et de bonheur. Ces deux types de rêve, dans l’histoire de l’humanité, ont alternativement donné sens à la vie des humains. Ils ont même survécu à la désacralisation de la quête d’un meilleur être de l’homme au monde. En effet, le rêve politique est allègrement passé de l’illumination prophétique et messianique, aux lumières de la raison des philosophes et aux visions idylliques des poètes. Il a ainsi survécu à toutes les épreuves du temps. Cette persistance de l’esprit humain à rêver toujours du meilleur, dans l’espace et ou dans le temps, a-t-elle encore un sens, en cette époque de rationalité scientifique ? Le rêve politique est-il vraiment autre chose que de l’idéologie, au sens péjoratif du mot ? L’humanité peut-elle encore s’auréoler de ce droit de rêver ?
Les questions ainsi posées, au nom d’un certain réalisme qui aura scruté l’histoire des rêves de l’humanité, expriment un goût amer de l’aventure de l’homo sapiens sur terre. Notre histoire laisse voir, en effet, une suite de désillusions, de rêves frustrés par une réalité cruelle qui a toujours eu le dernier mot. Nous attendions des rédempteurs célestes et nous nous sommes rendus compte que le temps de Dieu et le nôtre n’obéissent pas à la même mesure. Nous avons espéré trouver, sur terre, le pays du bonheur ; mais nous avons été confrontés partout à la même misère humaine ; ou du moins, à partir des vieux centres de la vie, nous l’avons exportée partout, sur tous les nouveaux recoins arrachés à l’intimité de notre planète. Nous nous sommes bien résignés à cette douloureuse évidence : il n’existe pas de paradis naturelle sur terre, en tout cas, pas pour nous les humains. On comprend dès lors, notre engouement qui, depuis Descartes, nous pousse dans l’attente des promesses de notre propre raison conquérante. Nous n’avons pas tellement tort ! En effet, si le salut doit être terrestre, s’il doit s’opérer ici-bas, alors, il nous faut compter sur nous-mêmes, et non sur intervention du divin.
Dans l’ordre de la cité terrestre, comme pourrait le dire
Saint-Augustin, le rédempteur de l’homme, c’est l’homme, lui et sa science, lui et son savoir-faire technique. Il faut « donner à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». C’est ici de quoi légitimer tous les rêves socio-politiques d’une humanité meilleure, qui ont agité les esprits, du siècle des Lumières à nous, en passant par le grand rêve socialiste. C’est légitimement donc que Voltaire et ses contemporains annoncèrent l’âge d’or de la raison, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. C’est légitimement que les révolutions libérales proclamèrent le règne des peuples libres au siècle de Louis XVI ! C’est aussi avec légitimité que les aspirations sociales de gauche, de type marxiste, maoïste, ou autres, tentèrent de conduire l’homme dans un ordre historique qualitativement supérieur, qui ressemble fort bien au paradis céleste réalisé sur terre !
Cependant, en bilan transitoire, il faut retenir que légitimité n’est pas crédibilité. Bien sûr, ceux qui rêvèrent, croyaient en leurs rêves. Ils enthousiasmèrent les foules historiques et les masses populaires, en opposition au Christ qui, lui, en son temps, ne put embarquer qu’une douzaine d’apôtres dans cette affaire du salut de l’homme.
Le moyen-âge, après le messie de Dieu, vécu pendant dix siècles avec son espérance de salut. De l’autre côté, en moins de quatre siècles d’histoire, toutes les belles rêveries d’une terre transformée en paradis, par l’homme et pour l’homme, se sont dissipées, laissant, derrière elles, la grande amertume d’essais catastrophiques, un monde sans trop d’espoir, des masses abruties par le nouveau visage du monde, une terrible incertitude sur l’avenir de l’homme, nonobstant notre grande capacité scientifique à prévoir l’avenir, et donc à remédier aux risques. Plus que jamais, l’humanité est sans avenir, parce que sans grands rêves politiques à réaliser. Mais le processus qui nous a conduits là, dans cette impasse, va-t-il totalement discréditer tout besoin de rêve politique, au profit d’un certain pragmatisme scientifique, ou d’une certaine résignation qui exprime l’échec de notre civilisation ? Notre prochaine publication, explorera les perspectives ouvertes par cette question.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net