Après l’effondrement des idéologies contemporaines consécutif à la chute du mur de Berlin, la déflagration des démocraties populaires, puis les déceptions que le triomphe du libéralisme avait suscitées, peut-on encore rêver d’une humanité meilleure ?
Zassi Goro poursuit sa réflexion sur le sujet entamée dans les précédentes éditions.

Notre précédente publication a posé une question bien intrigante : l’humanité contemporaine a-t-elle encore droit au rêve ? Nous avons alors légitimé la question par l’argument le plus simple. Cet argument a consisté à dire que l’histoire des hommes a cumulé suffisamment de dérapages, de désillusions, de tentatives de métamorphoses catastrophiques, qui, si l’on veut tirer leçons de ce que nous fûmes, doivent contribuer à cultiver notre méfiance à l’égard des promesses dorées d’un monde meilleur dans l’espace ou dans le temps. L’état du monde contemporain renforce d’ailleurs ce scepticisme à l’égard du droit au rêve. En effet, cela fera bientôt trente ans que le mur de la honte à Berlin est tombé, que les statuts des grands rêveurs du socialisme paradisiaque ont été déboulonnées, que les partis politiques uniques de la rédemption ont éclaboussé partout dans le monde. Ces événements ont marqué l’épuisement du plus grand rêve social postérieur à la naissance des nations modernes. Ce beau rêve, à la fois antagonique et héritière de la révolution libérale du siècle des Lumières, s’est brutalement effondré, sevrant bien d’esprits très à gauche, sans que l’histoire n’ait eu le temps d’accoucher d’une nouvelle perspective de bonheur, autre que le simple retour aux vielles valeurs libérales. Tout cela se passe justement à une étape où le libéralisme, lui-même, est à bout de souffle ; où la raison, elle et ses chérubins, que sont la science et la technique, ne donnent plus aucune illusion sur un changement radical de notre sort au monde. En quelque sorte, l’humanité laisse voir le visage d’un géant épuisé qui, par endroit, tente de redonner sens à sa vie, à travers des nationalismes démodés, des radicalismes religieux de type passéiste, ou tout simplement, dans la sacralisation des jouissances matérielles du présent. Mais, malgré cette ambiance bien morose, l’humanité n’est-elle pas disposée à réinventer le rêve politique de grande envergure ?
L’exigence d’un nouveau rêve trouve ses fondements dans l’agonie même que traverse le monde. Plus que jamais, la suspicion des anciens à l’encontre de la raison-prophète est d’actualité. En effet, science et technique ont multiplié leurs œuvres, nous donnant presque ce statut des dieux, sans même que « nous méritions d’être des hommes », selon ces termes bien cruels du biologiste français Jean Rostand. Le sursaut est donc absolument indispensable, si nous voulons que notre civilisation continue à figurer dans l’univers. Il s’agit de rêver ensemble d’une humanité future où science et technique obéiront au pouvoir normatif de l’homme qui, lui, prend en compte la pluralité des valeurs qui déterminent notre présence au monde. Justement, une de ces valeurs centrales nous semble être la protection, voire la promotion, de notre environnement de vie. Il n’y aura de paradis sur terre que si notre belle biosphère est sauvegardée dans toute sa diversité. On comprend d’ailleurs que les rêves écologiques se soient présentés comme l’alternative entre le libéralisme et le socialisme. Notre future terre, celle des prochains millénaires, celle qui verra les humains aller encore plus loin vers les confins de l’univers, cette terre-là, elle sera verte ou ne sera pas.
Le rêve d’un paradis vert sur terre ne correspond cependant qu’à un petit pan du grand rêve que nous avons à faire pour combler le vide de notre conscience, en redonnant sens à notre pérégrination dans les temps historiques. Il nous faut, en plus de cet horizon d’une terre splendide et verte, retracer les contours d’un monde plus juste, plus humain ; un monde où l’homme est une fin pour l’homme. Tant que, sur cette terre, il existera ces pays récemment qualifiés, par un des grands de ce monde, « de pays de merde » , il y aura ce besoin incompressible de cultiver le rêve de temps meilleurs où les larmes du déshérité seront essuyées, le malade guérit, l’affamé rassasié, la justice parfaitement rendue. C’est assurément l’effondrement brutal de ce rêve salutaire dans les nations périphériques du monde, qui a renforcé, à juste titre, l’illusion d’une Europe terre d’asile et de bonheur, d’une Amérique de liberté où, à partir de rien, tout est possible. Pourquoi voulons-nous que des peuples entiers continuent à vivoter dans le merdier, pendant qu’ils ont le sentiment que certaines contrées du monde abritent le paradis sur terre ? Pourquoi voulons-nous que des humains demeurent, pour toute leur vie, là où ils n’espèrent rien, là où ils ne croient en aucune amélioration de leur sort ? L’unique réconfort de celui qui n’attend rien du futur, n’est-il pas cet espoir de pouvoir partir ? Cette lampe vivifiante du vouloir partir quelque part, partir pour une contrée
plus douce ?

En aboutissement de la réflexion, on peut retenir qu’il nous faut redonner aux peuples la force de rêver. En le faisant, on mettra, sans doute, fin à l’exode contemporain des peuples du Sud vers les terres du Nord. Nous devons nous souvenir que les étoiles messianiques de ces peuples qui traversent encore le désert, sont mortes. Ces étoiles, nourries au rêve marxiste-léniniste ou maoïste d’un monde de justice sociale, au rêve sandiniste d’une Amérique latine de prospérité, au rêve sankariste et Kadhafiste d’une Afrique libre et prospère, au rêve kémaliste d’un monde arabe laïc et républicain, sont tombées une à une, souvent abattues par les bras armés des malfrats de l’histoire, laissant les peuples sans guides, sans phares projecteurs sur leur avenir. Nous devons comprendre d’ailleurs que l’intégriste religieux, dans sa variante violente et terroriste, n’a resurgit avec force, en nos temps, que pour se proposer de combler le vide de la conscience des peuples largués au bord des pistes de l’histoire. Son terrain de prédilection, c’est ce merdier extra-occidental et intra-occidental dans lequel les pauvres et les déshérités sont en passe d’être noyés. Or, ce merdier de Trump n’exprime que les traces négatives de la fortune de Trump et de ses semblables sur l’histoire contemporaine. Le merdier est bien le cendrier de rêves effondrés et consumés, d’aspirations au meilleur étouffés et incendiés. Tout naturellement, personne n’attends que Donald Trump propose un nouveau rêve à l’humanité. Cela n’est pas de son profil et ce ne sont pas ceux qui tirent profit du merdier qui peuvent inventer un nouveau deal pour notre aventure humaine sur terre. Il faut juste dire, à ce locataire imprévu et imprévisible de la Maison blanche, que l’Amérique, par essence terre d’asile et d’exil, continent qui suscite toutes sortes de rêves depuis Christophe Colomb, abrite aussi le plus grand merdier du monde. Partout, y compris en Américain, la terre, notre terre, laisse voir, à la fois, l’enfer et le paradis. Tous ce que nous avons de mieux à faire, c’est de réinventer un futur où le paradis l’emportera définitivement sur les forces infernales de la vie. Il nous faut ensemble restaurer le rêve politique qui, nous le pensons, est un relais indispensable à l’espérance d’une rédemption de source divine, à la fin de tous les temps histoires.

Zassi Goro. Professeur de lettres et de philosophie
Kaceto.net