Très souvent, la tradition nous joue des tours dans notre monde moderne. Dans certaines contrées, l’usage interdit à une épouse de prononcer le prénom de son mari. Chaque femme se doit donc de trouver un petit nom à son homme pour son usage courant. Pour plus de commodité, ce petit nom est tiré du métier exercé par l’homme. C’est ainsi qu’un matin, la police a contrôlé des femmes quittant leur village pour faire le marché en ville. Comme on devait s’y attendre, aucune d’entre elles ne pouvait montrer des papiers d’identité. Obligation alors pour les agents de la force publique de tenter d’autres voies.
 Votre mari s’appelle comment ?
Evidemment, protocole et bienséance, c’est à la première épouse qu’il revient de répondre.
 Nous ne connaissons pas son nom.
 Vous n’avez jamais eu la curiosité de savoir comment il,se prénomme, votre homme ?
Impossible d’avouer publiquement qu’on a enfreint la coutume.
 Jamais ! Nous, nous l’appelons le papa des enfants. Mais les gens de notre village l’appellent Le Trafiquant.
On devine aisément la stupéfaction du policier.
 Comment ? Le Trafiquant ?
 Oui ! C’est ainsi qu’on l’appelle. C’est parce qu’il va chaque nuit chercher de la marchandise quelque part, et des gens viennent acheter dans notre village.
 Dans ce cas, vous allez nous accompagner dans votre maison, parce que nous devons parler à votre mari.
On peut en rire. On peut en pleurer. Il n’est pas interdit d’en rire et d’en pleurer dans le même temps. Car il est absolument impossible pour ces femmes de comprendre l’idée même de frontière. Impossible de concevoir une démarcation imaginaire et totalement absurde qui viendrait découper leur vie de tous les jours en tranches. Difficile d’accepter que le village voisin où l’on se rend le pied leste pour prendre part aux baptêmes et mariages, ce village voisin qui vient chez elles pour les funérailles, ce terroir qui donne le baobab aux feuilles tendres et savoureuses, le néré dont les fruits donnent cette poudre délicieuse et ce soumbala aux saveurs multiples, difficile de concevoir que ce village voisin est en pays étranger. Et que commercer avec ces gens constituerait un quelconque délit.

Sayouba Traoré
Journaliste, écrivain