Il est ressorti des étapes précédentes de notre réflexion que la loi est, selon le champ où l’on se situe, une nécessité naturelle, une obligation morale ou contrainte juridique. La loi, en tout domaine, est un principe qui régit, qui prescrit, qui proscrit, qui prohibe. Elle est source d’assujettissement pour la chose ou l’être qui en est l’objet. Si son objectivité et son universalité circonscrite sont établies, la loi se présente alors comme une règle absolue pour chacun et pour tous, sans possibilité de dérogation, autre que celle prévue par la loi elle-même. Dans ces conditions, la loi est-elle une borne réductrice et négative de nos libertés ou, au contraire, est-elle une sorte de muraille de sécurité qui délimite un espace où survivent nos libertés ?

En fait, la nature des rapports entre la liberté et les lois est étroitement fonction de ce qu’on comprend par le mot liberté. On peut d’abord imaginer que la liberté est l’absence de tout principe moteur susceptible d’encadrer, en permanence, un phénomène qui se produit, ou de canaliser un comportement conscient chez l’humain. La liberté est alors assimilable au hasard, à l’aléatoire, à l’absence de toute nécessité, de tout déterminisme. Par exemple, s’il n’y avait aucune loi dans la nature, tout irait à vau-l’eau, sans que rien ne se répète nécessairement ; il n’y aurait aucune régularité dans les phénomènes de l’univers. Le soleil apparaîtrait tantôt, et tantôt il n’apparaîtrait pas ! Une lionne mettrait bas, tantôt un girafon, tantôt un lionceau, tantôt un caillou ! Chaque système de choses, dans les ordres physique, chimique, biologique et social, se comporterait à sa guise, sans norme prévisible, sans principe directeur, sans aucune finalité standard. C’est pourtant sur cette base-là qu’une certaine pensée fait l’apologie de la liberté contre les lois. En effet, l’anarchisme qui, étymologiquement est la négation de tout principe, est cette pensée négatrice de tout compromis avec les lois. On se souvient tout naturellement du credo célèbre de l’anarchisme, lequel aurait ses origines chez Jean Grave : « Ni Dieu, ni maître ! » Si l’on donne une portée extrême au mot liberté, si l’on la définit comme l’absence de toute contrainte, de toute obéissance à une autorité ou à un principe, on est tenté d’accréditer la pensée anarchiste. En effet, Dieu, l’État et tout autre pouvoir terrestre, sont sources de lois, de commandements. On peut même aller jusqu’au rejet de tout contrat avec les autres, duquel il résulte des obligations permanentes à observer. Tout engagement générant des liens et faisant de moi l’obligé d’un tiers, est antinomique à ma liberté. Vivre librement, signifie vivre sans engagement, en dehors du carcan des lois divines ou humaines, avec la possibilité de renier, à tout moment, tout ce qui m’empêche de faire ce que je veux dans l’instant.

Une telle doctrine de la liberté radicale, qui rejette toute loi, est bien séduisante ! Mais quel monde, au-delà de la rêverie d’un soir de Michel Bakounine le célèbre anarchiste russe, peut bien en résulter ? Imaginons donc l’univers sans loi ! Ce serait nécessairement un monde sans stabilité, sans constance, autant dire d’ailleurs sans consistance. Ce serait le chaos total. L’univers a peut-être pu sortir d’un tel chaos primitif, mais il n’a pu laisser voir des systèmes stables que lorsqu’il s’est organisé selon des lois régulières. On pourrait d’ailleurs interpréter les mythes religieux de la création sous cet angle ; dans la genèse hébraïque par exemple, on comprend que Dieu a tiré le monde du chaos ; de la matière informe qu’il généra ex nihilo, il introduisit l’ordre ; il sépara la lumière d’avec les ténèbres. De ce point de vue, créer, c’est organiser, c’est fixer des lois qui régissent le cours des phénomènes dans l’espace et celui des événements dans le temps ; c’est faire en sorte que les éléments soient assujettis à un système au fonctionnement régulier, qui fait que le monde reste le même à chaque levée de soleil. S’il n’y a rien de nouveau sous le soleil de Dieu, c’est bien parce que les choses se produisent selon des lois éternelles.

De la même manière qu’on ne peut concevoir un univers sans ordre, il est impossible d’imaginer un ordre moral et un système social où aucune loi ne préside aux relations interindividuelles. Du moins, ce n’est possible qu’à une condition, qui nous semble impossible à réaliser : il faudrait que chacun soit raisonnable, altruiste, capable de respecter spontanément la personne et les droits des autres. Justement, la nature, de laquelle nous humains nous sommes issus, laisse voir tout, sauf un tel état de choses. On pourrait objecter, comme le fait Rousseau, que nous avons été créés bons pour vivre ensemble sans lois, et que c’est l’histoire qui nous a corrompus. Mais nul n’a, historiquement, une idée de cet état angélique de nature, où une supposée lumière naturelle, d’essence divine, suffisait aux hommes pour coexister. Au contraire, dans le mythe même, on voit Adam et Ève, par le péché originel, pousser Dieu à imposer des règles dans l’Éden primitif ! Plus tard, le même Dieu est bien obligé d’imposer la table des dix commandements, pour moraliser la conduite des hommes. Il ne faut donc pas rêver en se complaisant dans les chimères de l’esprit ! Il n’y a pas de raison que l’homme, spontanément, échappe totalement au principe général qui régit la nature ! Ce principe nous fait comprendre que, sans prescriptions et sans prohibitions, les rapports entre les vivants sont fondamentalement dominés par la violence, l’égoïsme et la méchanceté. Thomas Hobbes, le philosophe anglais de cette belle époque de la Renaissance en Occident, a bien raison sur Rousseau et tous les autres qui ont cru en la bonté de l’humain. « L’homme est un loup pour l’homme », et la société n’est nullement possible sans la force coercitive des lois. La loi a humanisé l’homme. C’est elle qui est au fondement de notre belle civilisation. La seule chose que l’on peut opposer à Hobbes, au nom de Rousseau, est que la loi n’est recevable que si elle est légitime, que si elle dérive d’un contrat dont je suis librement partie prenante.

Au Bilan, il faut retenir qu’un monde sans lois serait nécessairement un monde de chaos. Sans doute, la loi est limitative des choses qui sont miennes et en particulier de ma liberté. Mais, elle est aussi limitative de la liberté des autres. Elle donne de la constance au réelle ; c’est parce qu’il y a des lois naturelles que quelque chose est possible, que tout est prévisible et que tout est façonnable avec la science, pourvu qu’on ait connaissance des lois de la matière inerte ou vivante. De même, c’est là où il y a des lois sociales légitimes que ma liberté est la plus garantie contre la méchanceté d’autrui. C’est la loi qui fait en sorte que la liberté des autres s’arrête là où commence la mienne. Bien sûr, cette sorte de loi contractuelle est toujours une limite ; mais elle constitue aussi une belle frontière qui encercle magnifiquement mon champ de vie et d’action. Dans tous les cas, une limitation légale n’est jamais une fatalité qui pèse sur moi. Libre, je le suis, malgré toutes les sortes de lois. En effet, la liberté, c’est aussi et surtout la possibilité de dire non à la loi, de refuser la facticité, de se soustraire au déterminisme, et d’endosser alors toutes les conséquences qui découlent de cette affirmation d’une « volonté libre ». C’est bien en ce sens que Jean Paul Sartre a pu dire : « Les Français n’ont jamais été aussi libres que sous l’occupation allemande ».
Contemplons aussi, dans ce ciel étoilé de Dieu, cet avion de l’homme qui vole ! Cette navette interplanétaire qui s’en va ! Ce satellite qui relie, nuit et jour, les humains entre eux ! Ce sont les fruits du « non de l’homme » face à la loi naturelle, en même temps qu’elles en sont les applications judicieuses.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net