Des cimes vertigineuses de notre temps, un regard synoptique sur le passé humain percevrait le gigantesque tableau, s’étalant de l’audacieux homme qui, le premier, osa incruster sur terre, la pierre d’une cité humaine, à l’ère de la conquête spatiale, de l’énergie atomique et de la biotechnologie. Malheureusement, on verrait et entendrait aussi, à partir de ce tableau baroque : les violences de toutes sortes, le bruit assourdissant des armes de mort, les cadavres amoncelées sous les pieds de hérauts de timocratie en quête de gloire, le cynique sourire des bourreaux de la terre, le soupir des martyrs du monde, la cacophonie de la fuite des peuples pourchassés vers des terres de paix, les larmes de désespoir versées par tous ces orphelins de l’histoire, le sang des innocents coulé aux quatre coins de la planète, les guerres meurtrières, les révolutions et insurrections sanglantes réussies ou avortées, les crimes contre l’humanité, les génocides tristement légendaires, etc. Fort heureusement, on pourrait contempler aussi des voix mystiques de prophètes annonçant des temps meilleurs ; la liesse transhistorique des peuples ; les cris de victoire contre l’oppression ; le chant enthousiaste de héros téméraires bravant le danger. On ouillerait également, les proses et les poésies de rêveurs inspirés, d’hommes illuminés, en quête de connaissance et de sens ; l’harmonie et la symphonie d’artistes faisant l’éloge de Liberté, de la Beauté, de la Bonté, de l’Égalité et de la Fraternité. On se réjouirait, en voyant les gestations périodiques et les éclosions douloureuses de la liberté en marche ; les pas fermes de l’homme vers les Lumières et le progrès. Face à ce tableau si contrasté, certaines questions essentielles de notre conscience humaine surgiraient d’elles-mêmes. Parmi ces questions générées par le tableau de l’historique tragédie, nous choisissons, ici, d’affronter l’une des plus cruciales : « Où va le devenir historique, et selon quelles lois s’en va-t-elle ? »
La question est bien classique en philosophie, mais nous feinterons les réponses dogmatiques reçues, pour mener une réflexion libre et ouverte.
Parler de lois du devenir historique, veut dire que nous avons déjà pris parti pour Héraclite contre Parménide, dans le débat, séculairement reconduit, qui oppose la pensée de ces deux hommes antiques. Pour Parménide, « l’être » est, et il demeure immobile, éternel, sans changement, sans devenir. Ce que nous appelons « devenir », n’est qu’une illusion ; il n’est que la forme des apparences du monde sensible, sans lien avec l’essence des choses. Bien sûr, le grand Platon optera d’accréditer cette pensée du maître Parménide d’Élée, rejetant ainsi la thèse héraclitéenne d’un devenir consubstantiel à l’être. Pour Héraclite, l’être n’est jamais le même, d’un instant à l’autre. Radicalement parlant, on doit dire que l’être n’est pas ! Je ne suis pas ; j’ai une « réalité-devenir ». Ce conflit, qui émaille la pensée dans son berceau occidental, ne trouvera son issue que dans la théosophie hégélienne, au siècle de Napoléon Bonaparte. En effet, Hegel réconciliera Parménide et Héraclite, en distinguant « l’être en soi » de « l’être pour soi », que relie le devenir. Pour Hegel, le temps apparaît alors comme une sorte de réalité médiatrice entre les moments de l’être. L’être est, mais l’être a une vie, une histoire, qui est une « succession d’être-là », « d’étant », de « dasein » pour parler comme Heidegger . L’être se manifeste dans le temps ; il se cherche lui-même ; il se réalise dans le devenir. Il faudra attendre l’existentialisme, dans sa version gauloise, et Jean Paul Sartre au XXe siècle, pour voir désignée, dans la magnifique langue de Molière, cette « réalité-devenir », par le beau terme d’existence. Ainsi, je ne suis pas ; j’existe. Portant, dans mes entrailles, cette négativité qui me nie à chaque instant, je ne peux pas avoir une essence, à moins qu’elle ne soit la sommation de toute mon existence Trans- chronique, lorsque je n’existerai plus.

Il est évident que si l’on ouvre ce débat autour de choses comme « l’être », « l’être et le devenir », « l’être et le temps », « l’être dans le temps », « l’être et le néant », on risquerait de convoquer tous les grands noms de la pensée. Ce grand tribunal réunirait alors toutes les filles et tous les fils du « Nous », depuis les antiques pères grecs ou latins, pré christiques ou post christiques, jusqu’à Heidegger et Jean Paul Sartre. Seraient également présent : Saint Thomas d’Aquin et les théologiens de l’époque médiévale ; Baruch Spinoza de l’ère moderne, qui nie d’ailleurs toute réalité au temps ; Leibniz et la monadologie ; Nietzsche, pour qui tout tourne éternellement en rond en se régénérant ; Hegel, le grand prophète de « l’Esprit-force-dialectique » immanent au monde ; Karl Marx et tous ses compères des XIXe et XXe siècles, tous partisans du matérialisme historique. Tout cela, sans compter les historiens comme Jean-Baptiste Vico, qui s’inviteraient, spontanément, dans l’agora des philosophes, pour parler de cycles de l’histoire ! Nous ne disposons, malheureusement, ni espace ni temps, pour oser ouvrir ce débat. C’est pour cela que nous ramenons notre approche à une échelle plus circonscrite. De ce point de vue bien limité, nous partons d’un présupposé qui affirme que, depuis le premier homme doué de conscience jusqu’à nous, quelque chose s’est déroulée. Que cette chose soit purement quantitative et cumulative, ou qu’elle soit qualitative et significative de changements successifs de mode d’existence, là n’est pas encore le débat. Quelque chose s’est passée, c’est tout. Les eaux du fleuve ont coulé ; du temps s’est écoulé, et le monde n’est plus le même. Que ce changement concerne les essences, ou qu’il n’ait touché que les apparences sensibles du monde, peu importe ; à un niveau ou à un autre, ou à l’échelle des deux à la fois, il y a eu du devenir. Ce devenir, qu’il relève d’un temps objectif, indépendant de nous, ou qu’il soit lié à notre perception subjective du monde, nous paraît inexorable. Implacablement, inéluctablement, il continue son cours, laissant, derrière lui, ce passé qui n’est plus, se manifestant dans ce présent qu’il dévore, à chacun instant, au profit du futur à venir.
En bilan transitoire, on peut retenir que la vie, non pas la vie biologique, mais l’existence au monde de l’être conscient, qu’elle soit individuelle ou collective, est en devenir ; elle est « un devenir ». Dans nos vies individuelles comme sur le théâtre du monde, quelque chose a été, quelque chose est, et quelque chose sera. La question est alors de savoir, pourquoi il y a ce devenir, et de quelle manière advient-il ? Ce devenir historique est-il la manifestation d’une planification préétablie, qui s’actualise, au fur et à mesure, selon ses propres lois déterministes et intrinsèques, indépendamment de notre volonté humaine ? Ou, au contraire, l’histoire, en opposition à la nature, est-elle le domaine de la contingence et le royaume de la liberté ? La prochaine étape de notre réflexion se déroulera, à partir de cette question aux allures manifestement classiques, mais à portée contemporaine.

Zassi Goro ; Professeur de lettres et de philosophie
Kaceto.net