Inspecteur à la direction générale de la recherche en éducation et de l’innovation pédagogique au ministère de l’Education nationale et de l’alphabétisation, Boubacar Ouédraogo est le promoteur de la philosophie pour enfant, une nouvelle approche en matière d’éducation qui, selon lui, permettra de lutter contre la violence et l’incivisme à la racine

Quelle est la mission dévolue à la direction générale de la recherche en éducation et de l’innovation pédagogique ?

La première mission de la direction est d’initier et accompagner tous les projets de recherche en éducation et cette mission coïncide avec la réforme curiculaire. Le gouvernement a vu la nécessité à partir de la loi d’orientation de 2007 qui a été opérationnalisée dans le cadre d’orientation du curriculum, de donner un contenu nouveau au Burkinabè. On a donc demandé qu’il y ait de nouveaux programmes et c’est notre direction qui est chargée de créer ces nouveaux programmes. Nous nous occupons aussi de tout ce qui est innovation pédagogiques, élaborons le protocole et suivons les innovations pour voir comment elles peuvent être prises en compte dans le système éducatif

Quelles sont les pistes dégagées dans l’élaboration des curricula ?

Je ne suis pas la personne autorisée pour en parler, mais en tant que technicien, il est évident qu’il y a une rupture entre ce qui se passait et ce qui est en train de se créer. Le paradigme même a changé et actuellement, nous sommes sur le paradigme de l’apprentissage, c’est-à-dire que c’est l’enfant qui est au centre de toutes les opérations. Il y a le socioconstructivisme qui veut qu’on parte du milieu culturel et de l’intérêt de l’enfant pour le former. Il y a aussi l’ambition de donner des moyens aux sortants du cycle de l’éducation de base afin qu’ils puissent, soit se prendre en charge, soit continuer des études secondaires. Il y a des thèmes émergents qu’on essaie de prendre en compte comme les changements climatiques. Ce qui nous plait dans cette affaire, c’est la prise en compte spécifique de l’art et la culture, ce qui n’existait pas, notamment le théâtre, le conte, l’art culinaire, etc.

En quoi consiste la philosophie pour enfant ?

La philosophie pour enfant se définit comme étant une nouvelle approche de l’éducation. Certains considèrent la philosophie comme une théorie, d’autres comme à l’image de Socrate, comme une façon de vivre. Appliquée à l’éducation, on se demande si c’est la peine de vouloir amener les enfants à se familiariser aux concepts sans liens avec la vie réelle. C’est ce qui a conduit Mathieu Lippmann aux USA en 1970, à créer le concept de philosophie pour enfant qui est une manière de les amener à s’interroger sur l’existence, sur des choses simples de la vie et à trouver eux-mêmes des réponses à leurs questions.
Après mon stage à Argenteuil (France) en 2011, de retour et dans le cadre du DEA en philosophie, j’avais essayé de voir dans quelle mesure cela pouvait être exploité au Burkina. Je suis parti du paradigme du conte, qui fait partie de notre patrimoine culturel et qui est attrayant pour les enfants. A partir d’un sujet de conte, on amène les enfants à réfléchir, à identifier un problème, à problématiser le sujet et à trouver un concept. Après le débat philosophique, les enfants peuvent faire un lien avec leur vécu. Nous avons fait des expériences dans les écoles de Senyiri, dans « l’Ecole petit poucet » et nous avons vécu quelque chose de formidable. Quand on dit que l’incivisme se développe dans notre pays, quelles sont les valeurs qu’on inculque aux enfants ? Il y a quelque chose de paradoxal au Burkina lorsqu’on voit que les églises, les mosquées et les temples sont remplis, et que dans la circulation, les mêmes personnes qui sortent des lieux de culte ont des comportements déplorables. Quelles sont les valeurs qu’ils reçoivent dans ces lieux saints ? Tant que nous allons nous contenter d’enseigner la morale de l’éducation civique en invoquant les doctrines, ce ne sera pas efficace. Il faut trouver des méthodes qui amènent les enfants, les adolescents à réfléchir sur ce qu’ils font et disent, si nous voulons faire d’eux de bons citoyens

C’est le sujet de votre thèse…

Exact ! Je cherche à voir comment résoudre la crise de la citoyenneté à travers une approche éducative comme celle de la philosophie pour enfant, à partir du patrimoine culturel. Le conte fait partie de l’univers de l’enfant, de son vécu ; il y a des personnages qui animent son univers, mais quand il arrive à se poser des questions, à rattacher le sujet du conte avec ce qu’il vit dans la cour de l’école, dans sa famille, ça devient intéressant. Nous avons fait l’expérience dans une classe de CE2 à Ouaga autour du concept de l’égoïsme. Le conte met en scène le lion et les autres animaux. Après avoir invité les autres à aller à la chasse, il s’est approprié tout le butin. Lorsqu’on a demandé aux élèves d’identifier la leçon qu’on peut tirer du comportement du lion, ils ont dit que c’est l’égoïsme. On leur a demandé si dans la vie, ils avaient déjà vu ou été victimes d’acte égoïste. Une fille a levé sa main et a raconté une histoire qui a ému toute la classe. Imaginez, dit-elle, une jeune fille qui rencontre un jeune garçon ; ils se marient et ont des enfants. Le temps passe et le mari qui n’avait rien devient riche ; il achète une voiture, des maisons et chasse son épouse pour prendre une autre femme. « C’est de l’égoïsme », a-t-elle conclu, les larmes aux yeux. En fait, elle a raconté l’histoire de sa propre famille et ce qu’elle vit avec sa mère. A la fin de la leçon, les élèves ont dit qu’ils comprenaient maintenant l’intérêt de partager.
La pratique va aussi avec le public. A la bibliothèque de Sainte Geneviève des Bois (France), nous avons vécu des expériences où les gens viennent et réfléchissent sur les problèmes qui créent le désespoir. Les problèmes sociaux que nous vivons viennent du désespoir sinon, comment expliquer qu’une personne qui a été élevée dans une famille, entourée d’amour, puisse se lever et décider de tuer les autres ? Dans la circulation, les gens sont plus absents que présents parce qu’ils n’ont pas d’espoir. Quand on responsabilise l’enfant, on lui ouvre les yeux et on lui donne la force de se battre

Comment introduit-on le conte auprès des enfants qui sont maintenant connectés sur Internet ?

Le cadre va changer et il faut maintenant le faire via les réseaux sociaux où des publications servir à cela et le conte peut être une discipline pour éveiller les enfants. Dans les nouveaux programmes, le conte est pris en compte, mais comme les curricula sont en phase d’expérimentation, ce n’est pas encore généralisé comme ce que nous avons fait à Senyiri. Toutefois, la démarche à laquelle je me suis formé à Argenteuil est rigoureuse et induit une certaine discipline des élèves.
A Pantin (France), on a vu des élèves des élèves indisciplinés qui ont été récupérés à partir de la pratique de la philo pour enfant. Aux Etats Unis, grâce à cette méthode, 80% des élèves réussissaient à l’école, parce que tout ce que l’élève fait doit l’amener à réfléchir. Je dois souligner que la philosophie pour enfant n’est pas une matière, mais un paradigme, c’est-à-dire que les compétences qu’elle développe sont transversales ; l’élève est obligé de comprendre le sens de la chanson qu’il chante. Combien d’élèves comprennent le sens de notre hymne national ? Pareil en sport et en calcul ; bref, pour être un bon citoyen, il faut d’abord avoir une certaine rationalité

Y a-t-il un âge pour commencer la philo pour enfant ?

Le débat a été tranché au Canada avec Marie France Danielle qui dit que la pensée n’est pas un fruit qui murit avec son temps, mais est un mur qu’on construit. Il n’y a pas d’âge pour la pratique de la philo pour enfant dès lors qu’il peut être admis ans une institution. Dès la maternelle, ça commence avec les objets, les couleurs ; avec les adolescents, on commence avec les débats.
Dans notre pays, il n’y pas de pratique de la philo pour enfant, mais seulement dans le cadre des recherches universitaires. A Paris, au Brésil et aux Etats-Unis par contre, la pratique existe par la musique. La violence a baissé dans les deux derniers pays grâce à la philo pour enfants.
Chez nous, certains pensent que la philo, ce sont des idées en l’air ; or, c’est une façon de vivre, d’habiter la terre. On a l’impression de prêcher dans le désert. D’autres estiment que la philosophie est une chose sérieuse pour être enseignée aux enfants, comme s’il y avait un âge pour vivre. Comme le dit Heidegger, dès qu’on vit, on est engagé dans une lutte.
Je ne désespère toutefois pas que les choses changent dans un avenir proche parce que discipliner les citoyens est devenu une tâche urgente, et la philo pour enfant peut largement y contribuer. Pour l’instant, je travaille seul dans le cadre de la recherche universitaire et pour le reste, il faut des moyens pour mettre tout ça en œuvre. Si dans d’autres pays, la philo pour enfant marche bien, il n’y a pas de raison qu’il n’en soit pas de même au Burkina. Il faut qu’on cesse de cultiver des problèmes célestes au détriment des réalités terrestres. En Israël également, il y a des cafés philosophiques où les gens prennent la parole et réfléchissent sur le sens de la vie. Dans le contexte burkinabè, les radios auraient pu être utiles dans cette optique, mais quand on écoute émissions interactives le matin sur les radios, on constate que 99% des intervenants se plaignent. Ils dénoncent, mais ne proposent pas de réflexion que les thèmes en débat leur inspirent.

Entretien réalisé par Joachim Vokouma
Kaceto.net