C’est dans une "course d’obstacles" culturels, juridiques et politiques que se sont lancés ce mois-ci les deux chercheurs à qui Emmanuel Macron a confié la mission visant à restituer à des pays africains des oeuvres d’art en France depuis la colonisation.

"Nous avons un sacré défi à relever", confient l’historienne d’art Bénédicte Savoy, membre du Collège de France, et l’écrivain et universitaire sénégalais Felwine Sarr. Car "il s’agit de faire bouger les tectoniques des plaques qui sont figées depuis 150 ans".

La mission leur a été assignée début mars par le chef de l ?État : faire en sorte que "les conditions soient réunies, d’ici cinq ans, pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique". Ils devront lui rendre leur rapport en novembre.

Les musées français sont riches de dizaines de milliers d’oeuvres africaines rapportées depuis le XIXe siècle. Le musée d’art et de civilisation du quai Branly en possède à lui seul quelque 70.000.

Emmanuel Macron avait créé la surprise en annonçant cette initiative dans son discours à la "jeunesse africaine" à Ouagadougou le 28 novembre : "le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens (...) Il doit être mis en valeur à Paris, mais aussi à Dakar, Lagos, Cotonou (...) Ce sera l’une de mes priorités".

Une telle annonce est "historique", affirme Bénédicte Savoy, qui travaille sur la question de l’appropriation des oeuvres depuis 25 ans. "L’Afrique est le continent où l’absence de patrimoine est la plus criante", souligne-t-elle. Le galeriste congolo-belge Didier Claes a ainsi estimé en 2017 que "99% des ouvres d’art classique africain" étaient "hors du continent".

Pour Felwine Sarr, la proposition de M. Macron est "une opportunité à ne pas rater" car "rien n’oblige la France à rendre ces œuvres". "Si elle l’accepte, c’est qu’il existe une véritable ambition politique à réinventer la relation par rapport à l’histoire coloniale."

Jusqu’à présent, Paris a opposé une fin de non-recevoir à la plupart des demandes. Ainsi, lorsque le président béninois Patrice Talon réclame officiellement la restitution d’une partie du patrimoine de son pays en juillet 2016, le gouvernement lui répond qu’elle "n’est pas possible" car, "conformément à la législation", ces œuvres sont soumises "aux principes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité".

 "Boîte de Pandore" -

Faire évoluer la loi française est l’une des questions les plus sensibles que doivent examiner Bénédicte Savoy et Felwine Sarr avec l’aide de juristes, de responsables de musées, d’experts du marché de l’art et d’universitaires. "Le droit devra inventer des solutions, comme il a pu le faire pour des biens spoliés pendant l ?époque nazie", souligne l’historienne.

"Nous allons prendre en compte les oppositions", notamment les opinions de ceux qui, en France, "craignent qu’on ouvre la boîte de Pandore", assurent les deux chercheurs. Car, pour Felwine Sarr, "il faut faire attention à ne pas créer une blessure dans les milieux nationalistes", qui pourraient accuser le pouvoir de brader le patrimoine.

Leur mission se concentre uniquement sur l’Afrique saharienne et sub-saharienne et ne concerne donc pas les oeuvres de l’Antiquité grecque ou venues d’Asie.

Pays le plus demandeur, le Bénin cherche à récupérer une partie des trésors du Royaume du Dahomey - trônes royaux, récades (sceptres royaux), portes sacrées du Palais d’Abomey... - accaparés lors des batailles coloniales entre 1892 et 1894, mais aussi par des missionnaires ou des missions culturelles. Entre "4.500 à 6.000 objets sont en France, y compris dans des collections privées", selon des estimations béninoises.

"Nous le demandons non pas dans un esprit de conflit, mais de coopération avec la France", notamment pour "faire du tourisme un pilier majeur de l ?économie béninoise", a expliqué M. Talon en étant reçu le 6 mars à l’Élysée.

Pour Bénédicte Savoy, l’initiative française va "certainement avoir des conséquences dans d’autres pays européens", comme en Allemagne, en Grande-Bretagne ou au Vatican, qui possèdent les plus riches collections africaines. A Berlin, où cette historienne de l’art enseigne à la Technische Universität, "il y a un débat considérable sur la question de l’origine des œuvres" à l’occasion de l’ouverture prochaine du grand musée ethnologique Humboldt Forum.

AFP