Notre précédente publication a fait ressortir que le monde contemporain, grâce au progrès des technologies, a rassemblé les peuples, sans pour autant lever les vielles barrières psychologiques, sociales et culturelles entre les hommes. Au contraire, le sentiment d’insécurité face à la différence s’est accru, entrainant un regain de l’intolérance au sein de l’humanité. Un peu partout, sur la planète terre, on peut observer une nette tendance au repli identitaire religieux et au rejet de la diversité confessionnelle. Comment notre humanité, après toute l’expérience cumulée par l’histoire, et tout l’effort accompli pour nous unir, en est-elle arrivée là ?

Cette situation est-elle la conséquence du déclin des grands rêves politiques, qui nous ont été légués par le magnifique siècle des Lumière de Voltaire et celui, non moins magnifique, de la pensée socialiste et humaniste de Karl Marx ?
D’un certain point de vue, on pourrait d’abord répondre négativement à la question ainsi posée. On peut bien dire, en effet, que l’intolérance religieuse n’est pas propre à notre époque et qu’elle est aussi vieille que le phénomène religieux lui-même.
En tout temps, les croyances ont toujours comporté une tendance puritaine qui prône le rejet de toute autre voie que la sienne. Par nature, la religion est « un tout » qui veut s’accaparer de tout, en aliénant l’ensemble du domaine humain à l’ordre du sacré, et en exterminant, au maximum, les croyances qui véhiculent d’autres divinités ou qui proposent des voies différentes. Une croyance ne se pose et ne se développe qu’en niant les autres. Toute religion est d’essence dogmatique et intolérante. Pendant des millénaires, l’humanité a d’ailleurs évolué avec cette donne qui explique les multiples conflits religieux, plus ou moins sanglants, dans l’histoire. On se souvient, dans cet ordre de choses, de la fracture douloureuse entre catholiques et protestants, dans l’Europe monarchiste, dont le massacre de la Saint Barthélémy fut sinistrement l’apothéose ! On peut se ressouvenir aussi du lourd bilan des croisades chevaleresques contre l’Orient non chrétien, des terribles djihads de l’Orient musulman contre les peuples d’Occident ou contre les nations africaines à partir du VIIe siècle. Comment passer sous silence l’interminable persécution de la foi juive à toutes les époques de l’histoire et l’acharnement du colonisateur européen contre les croyances amérindiennes et négro-africaines ! L’histoire, en réalité, est un grand charnier occasionné par le fanatisme et l’intolérance religieuse. Tel est le passé que nous ne pouvons effacer ! Par contre, on comprend mal la persistance des conflits religieux à notre époque, après des siècles d’effort, pour promouvoir la tolérance, le droit à la différence, la diversité des croyances au sein des sociétés.
La situation est d’autant plus difficile à admettre que la grande majorité des Etats contemporains repose sur un grand acquis du XXe siècle : la laïcité. Issue du combat des hommes éclairés du temps de Montesquieu pour la séparation du religieux et du politique, la laïcité de l’Etat s’est bien imposée sur les cinq continents, à l’exception de quelques monarchies musulmanes d’Asie qui pratiquent, tout de même, une forme de séparation locale des pouvoirs. Ce succès de la laïcité, qui a été un facteur des progrès de la tolérance au sein des nations, est à mettre à l’actif des grands rêves politiques de l’époque contemporaine. Le XXe siècle a été celui des idéologies, de droite ou de gauche, et non celui des identités religieuses autarciques ou agressives. Que ces idéologies fussent d’inspiration libérale ou d’obédience socialiste, elles ont véhiculé un certain humanisme, un attachement à la liberté de conscience et à la forme républicaine du pouvoir politique. Bien sûr, par-ci, par- là, en Asie et en Afrique, l’islam a souvent été utilisé pour rassembler les masses populaires dans la lutte contre les forces coloniales ; mais, dans l’ensemble, à la suite du combat pour la laïcité du turc Moustapha Kemal, les luttes anticolonialistes, quoi qu’ayant été parfois féroces et sanglantes, ont eu des inspirations nationalistes de gauche ou de droite, et non des encrages religieux.
Lorsqu’on observe la carte du monde musulman, de la période des indépendances, jusqu’au fameux printemps arabe début 2010, on se rend compte, en Algérie, en Tunisie, en Libye, en Egypte, en Syrie, en Irak, en Palestine et ailleurs, que les mouvements nationalistes, pan-arabistes, panafricanistes, ou tout simplement anti-impérialistes, largement soutenus par le parti bolchévique de la défunte URSS ou les maoïstes de Pékin, et parfois par certaines puissances du bloc libéral, ont servi, pendant des décennies, d’antidote à toute canalisation des consciences vers l’intégrisme religieux contre l’ordre mondial capitaliste dit impérialiste. Quoi qu’on puisse penser aujourd’hui, il faut bien reconnaitre que les partis uniques du monde arabe, les héritiers du FLN en Algérie, ceux de Habib Bourguiba en Tunisie, de Gamal Abdel Nasser au Caire, les autocraties baasistes en Irak, en Syrie, la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi, ont tous constitué des remparts contre les velléités de formation d’Etats islamiques et de djihad anti-occidental. On pressent, à partir de là, l’origine de notre régression dans l’intolérance religieuse qui gangrène l’après printemps arabe, et qui, de l’Orient musulman ou de l’Afrique du nord, a réussi à infiltrer, à la faveur des mouvements migratoires de notre époque, les banlieues d’Europe, d’Amérique et les zones fortement islamisées du continent de Nelson Mandela.

Cependant, la pieuvre n’est pas brutalement tombée du ciel ! Elle est l’issue d’un long processus dont les tournants décisifs sont connus ; il s’agit de l’accession des Mollahs au pouvoir en Iran, du bourbier afghan qui a servi de foyer d’endoctrinement et d’entrainement, de l’effondrement du bloc socialiste et du rêve communiste, qui a rendu orphelines les organisations politiques du Sud du monde, de la paupérisation progressive des masses populaires , de l’implosion de l’Irak de Saddam Hussein, et, en fin, de ce fameux printemps arabe, qui a fait le grand ménage, sans chercher à savoir qui occupera la maison après la chute des hommes forts décriés.
A l’arrivée, le bilan est amer ! On a chassé, de l’arène de l’histoire, des timocraties républicaines, pour livrer les peuples à des conspirateurs de théocratie moyenâgeuse. On a balayé des partisans de la laïcité et de la tolérance inter-religieuse, pour abandonner les nations aux extrémistes du cœur, qui disposent, pour leur cause, de tout l’outillage des technologies incontrôlables de communication, du vide idéologique créé par le déclin des grands rêves politiques de gauche ou de droite, de l’échec des stratégies européennes et africaines d’intégration des minorités religieuses et ethnoculturelles. Le salafisme djihadiste qui profite de cet ensemble de paramètres conjugués, génère à son tour, par le caractère inhumain de ses entreprises terroristes, une autre réaction de méfiance dans le monde et à l’encontre de l’islam en général. Ceci est un grand dommage pour notre humanité, car, de notre avis, l’islam n’est pas le mal en soi ; aucune religion n’est un mal en soi ; tout dépend de ce que certains humains en font. Toutes les religions contemporaines peuvent s’épanouir, dans une sorte de concordat laïc, plus ou moins sympathique, au sein d’Etats républicains et d’une communauté internationale pour qui la diversité religieuse est aujourd’hui une richesse. Malheureusement, le mal est là et il faut le guérir. Il faut le guérir, mais avec quels remèdes ? C’est là la question principale de l’étape prochaine de notre réflexion.

Zassi Goro ; professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net