Une rétrospection sur l’histoire de l’humanité laisse voir le génie humain se déployer de manière polymorphe, étalant, de plus en plus, la volonté de l’homo sapiens d’aller toujours plus loin, plus rapidement, avec de plus en plus d’agilité et de puissance. Malheureusement, cette vision de l’histoire universelle est bien souvent réduite, par beaucoup d’observateurs, au sinistre tableau des contradictions de notre civilisation, des guerres, des convulsions socio-politiques meurtrières, des gloires conquises par l’épée et assises sur le crépitement des armes de feu. Tout au plus, de ce tableau synchronique du passé, on nous fait ouïr la voix des prophètes, des philosophes et des artistes qui, à chaque époque et au détriment de leur corps de martyrs, ont invité les hommes à prendre les voies de l’amour, de la raison, du bien, du beau, du juste, de la fraternité et de la paix.

Mais, au-delà de ces visions réductionnistes, l’histoire de notre aventure sur la terre cache des choses magnifiques. Bien lue, elle peut dévoiler aussi l’épopée de peuples en paix et qui, simultanément ou alternativement avec le labeur, inventent des jeux et s’adonnent avec frénésie aux sports. Notre histoire, c’est aussi l’histoire de nos jeux et sports : c’est, sans doute, en jouant et en faisant du sport, que l’homme a découvert certaines de ses limites, et qu’il s’est résolu à se surpasser pour tenter le naturellement impossible. C’est en jouant, avec son corps et son esprit, que l’homme s’éprouve, s’éduque et se perfectionne, se distrait des ennuis de l’existence et se récupère des épuisements du labeur. Les jeux et le sport sont ainsi des sources nourricières de notre civilisation d’homme. Pour nous, la compétition mondiale de football, en cours dans la patrie des Tsars et de Lénine, est alors une belle aubaine pour ouvrir la réflexion sur les jeux et le sport. En marge de l’extraordinaire mobilisation des passions et des ressources financières dont les jeux et le sport font preuve à notre époque, quel avis philosophique peut-on donc émettre sur cette importante dimension de la vie des peuples dans l’histoire ?
Nous pouvons, avant tout, nous poser les questions suivantes : d’où viennent les jeux et le sport ? A quel moment précis de son évolution, l’homme a-t-il pris goût aux jeux et au sport ? Pour répondre avec efficience à ces questions, il nous faut chercher dans la nature et dans la préhistoire. Cette démarche pose un paradoxe, parce qu’on est plutôt porté à croire que jeux et sports sont des inventions culturelles ! Une telle croyance est en partie vraie. En effet, des formes précises de jeux et de sports relèvent du génie de l’homo sapiens et des premières civilisations humaines. Mais, bien avant cette étape de l’évolution, on peut postuler l’existence des jeux et du sport dans la nature et chez toutes les espèces vivantes.
Aujourd’hui encore, on observe, dans une bassecour ou dans un troupeau d’animaux, des comportements qui ne relèvent pas de la lutte pour la survie mais du ludique. Ainsi tous les vivants ont des instants de jeux ! Il faut alors conjuguer cette disposition au jeu-amusement et récréatif avec la nécessité de « jouer sérieux » pour faire face aux besoins de l’existence biologique. Vivre, c’est avoir envie de s’amuser, mais vivre, par essence, c’est aussi être astreint au sport, à l’effort physique ; c’est être apte à la mobilité, au minimum d’agilité. Aussi, le développement de la vie, dans toutes les espèces animales, revient, avant tout, au développement des aptitudes physiques, en sorte que, dans la chaîne de l’évolution, les espèces qui ont survécu sont celles qui furent les plus aptes et les mieux en adéquation avec le milieu naturel.
Dans cette lutte pour la survie des espèces, tout permet de constater que, d’un point de vue purement biologique, l’homme ne pouvait bénéficier d’aucun pronostic favorable. Nul n’aurait parié sur la survie des premiers hommes apparus dans la chaîne du vivant. En effet, l’homme est le concentré de toutes les tares : il est sans agilité et sans puissance particulières, sans ailes pour s’envoler, sans l’état quadrupède qui facilite la mobilité chez beaucoup d’espèces. L’homme, comme l’a constaté le mythe du Prométhée grec, est un oublié des dieux ; il est, véritablement, un handicapé de la nature qui, de surcroît, est condamné à une naissance quasi-prématurée !
Dans ses conditions de vie nomade, de cueilleur-chasseur qui fait face à des prédateurs plus forts et plus rapides que lui, aux obstacles des montagnes, des eaux, des déserts ou des zones de bourrasques, l’homme primitif n’eut d’autres choix que d’accorder tous privilèges à la culture et développement de son corps. Dès lors, notre civilisation repose, toute entière, sur l’effort physique de millions d’hommes qui se sont succédés dans le passé et dont la sueur a courageusement coulé, sur mer, sur terre comme dans les airs, dans de gigantesques épreuves d’agilité, de force, de rapidité, d’endurance et de persévérance.

Au bilan provisoire, il faut retenir que notre civilisation d’homme est loin d’être exclusivement fille de nos efforts dit intellectuels. C’est, sans doute, l’homo erectus qui, en posant ses premiers pas de vivant debout, posa aussi la première pierre de notre humanité en marche. L’homo faber, par l’usage de ses mains libérées, poursuivit ensuite l’œuvre de son devancier. L’homo sapiens n’apporta, en fait, que sa dimension « conscience très aigüe du monde », sans abolir la nécessité de perfectionner le corps. Après eux, la civilisation humaine, pendant des millénaires, restera toujours tributaire des aptitudes physiques de l’homme, jusqu’à ce que l’invention des premières machines vienne marquer, comme soutenu par Jean-Jacques Rousseau au siècle des Lumières, une sorte d’amorce du déclin de la culture du corps humain. Ce déclin donne cependant l’impression de n’avoir pas eu lieu. En effet, l’ère du machisme, lui-même a ses contraintes qui exigent de l’homme la culture physique de son corps par le sport, et la culture de son cœur à travers des défis et des épreuves de nature sportive ! Tout montre, dans notre histoire, que la damnation divine est inexorable sur terre ;
« tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », nonobstant cette raison que tu as volé aux dieux. Voilà ce qu’on peut encore faire ouïr à l’homme contemporain. Dès lors qu’il apparait ainsi que notre civilisation repose sur notre corps, on comprend aisément que ce soit chez notre espèce aussi que les jeux ont la plus grande valeur. Notre forte envie de nous amuser est proportionnelle à nos dépenses d’énergie pour la survie et à toutes les frustrations que nous subissons face à l’hostilité du réel. Les bâtisseurs des premières cités humaines ont bien compris cela, en donnant une place de choix aux jeux, aux loisirs, en intégrant la culture du corps, et celle de l’esprit d’ailleurs, dans des créneaux de jeux, de manière à joindre l’utile à l’agréable ou à faire du ludique, tantôt une préparation du sérieux, tantôt sa sublimation. A partir de ce constat, on peut montrer, comme on s’y attellera dans notre prochaine publication, à montrer que les jeux et le sport assument de multiples fonctions dans l’équilibre de la vie des cités.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net