Faisant suite à notre réflexion sur le naufrage de la démocratie dans l’Afrique des premières années de souveraineté, nous jetons, ici, un regard rétrospectif sur le contexte historique mondial des processus électoraux africains qui ont pris leur envol en même temps que l’effondrement des démocraties monolithiques du bloc communiste, dites démocraties populaires. Ces « nouvelles pratiques démocratiques » d’Afrique, qui ont succédé à l’ère des partis uniques et des timoniers politiques, sont loin d’être miraculeusement sorties, ex nihilo, du cerveau des juristes, politologues et philosophes africains.

Cette ère nouvelle de la démocratie en Afrique a été plutôt l’aboutissement bienheureux de la lutte des peuples pour la liberté, la bonne gouvernance et le principe de l’alternance. Tout naturellement, ce combat des peuples africains s’est déroulé dans un contexte mondial favorable. Ce contexte, relu à posteriori, donne aujourd’hui l’impression d’une sorte de planification providentielle visant à dégager la déesse Liberté des carcans socio-historiques qui l’ont, pendant près d’un siècle, embrigadée. Les choses se sont passées de manière à la fois enchaînée et déchaînée, comme si brusquement une sorte de fièvre divine s’était emparé des nations pour les pousser à bousculer les murs qui matérialisaient, au nom de la guerre froide entre les deux blocs idéologiques du monde, le cloisonnement des peuples libres. Mais dans l’histoire comme dans l’univers, rien ne se produit soudainement, sans signes précurseurs ; il y a toujours des astres dont le scintillement préfigure les nouvelles saisons. Pour annoncer l’ère nouvelle des peuples et de la liberté, les étoiles furent nombreuses dans le ciel du monde.

D’abord, c’est ce prélat d’un type original, Karol Józef Wojtyła, qui, le 16 octobre 1978, est sacré pape de l’Église Catholique, sous le saint titre de Giovanni Paolo II (Jean-Paul II). Il est de Pologne, un pays communiste ; mais il est, naturellement, anticommuniste et ses premiers actes laissent percevoir qu’il n’est pas le genre de pape qu’on ne peut voir qu’en se rendant à Rome et qu’il veut imprimer une marque de réformateur actif au monde, en particulier à cette zone de l’Est d’Europe, où la foi religieuse est malmenée par les idéologies matérialistes et l’idolâtrie des héros terrestres.
C’est ensuite Ronald Reagan qui, le 20 janvier 1981, prend les commandes des États Unis d’Amérique. L’homme est particulier ; après avoir fignolé avec les démocrates dans ses années de jeunesse, c’est finalement avec les républicains qu’il a mené sa carrière politique. Il est nourri de l’anticommunisme primaire des milieux républicains, mais c’est aussi une personnalité à part ; acteur du grand écran, il colporte ce goût de l’aventure et de l’action, propre à la vielle Amérique, qui avait trouvé, entre temps, à Hollywood, une voie sublimatoire dans le cinéma. Lui et son vice-président Georges H. W. Bush le pétrolier, qui lui succédera d’ailleurs, vont incarner sur le théâtre du monde, ce tempérament cowboy d’Amérique contre tous les bastions antiyankees.
Parmi ces étoiles de l’ère nouvelle, il y a nécessairement François Mitterrand, qui le 21 mai 1981, s’installe à l’Élysée, avec des valeurs et des hommes de gauche, après un long règne du gaullisme en France. Cet avènement de la gauche réformatrice, dans la patrie de Jean Jaurès, ne laissait rien préfigurer d’essentiel en matière de politique étrangère. Personne n’imaginait que Mitterrand allait remettre en cause la France-Afrique du général De Gaulle, de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing. L’Afrique de la France-Afrique, elle et ses timocraties, même aux yeux des socialistes de France, était une trop belle poule aux œufs d’or, qu’un changement de l’exécutif républicain ne devait point lever de son nid tranquille. Mais, Mitterrand, sans doute du fait de son parcours, était un homme d’un opportunisme idéologique sans précédent dans la classe politique française . Il fut le genre capable de s’adapter à toutes les directions du vent. En fait, l’homme n’était pas arrivé au pouvoir avec un projet de démocratie en Afrique ; c’est l’histoire et le cours des événements qui ont inspiré, voir dicté, le fameux discours de La Baule qui exprimait, en cette date du 20 juin 1990, une révision radicale de la politique de l’Élysée en Afrique.

Enfin, l’étoile des étoiles, en ce « crépuscule des temps anciens », ce fut, indubitablement, Mikhaïl Gorbatchev. Aujourd’hui encore, on peut se demander comment le terrible système soviétique de la pensée unique a pu produire un homme comme Gorbatchev, un esprit capable de sortir des sentiers battus et bétonnés depuis Staline, en passant par tous les septuagénaires qui ont régné sur le Soviet suprême ! Par ailleurs, bien d’analyses ont montré que le mouvement de la réforme était antérieur à Gorbatchev qui n’en fut que l’aboutissement. Une étude du KGB, le service du renseignement soviétique, avait déjà annoncé, depuis les années 1970, le déclin de l’économie soviétique, menacée, de tous les points de vue, par la montée en puissance du Japon, de l’Allemagne et de la Chine, pendant que Moscou s’essoufflait, de plus en plus, dans la course à l’armement nucléaire contre les USA. Toutes les conditions étaient donc réunies pour inspirer des idées de réforme à Gorbatchev qui arriva, avec prouesse, à la tête du Parti communiste d’Union Soviétique à 54 ans. L’accompagnement de diplomates comme Édouard Chevardnadze et Alexandre Nikolaïevitch Iakovlev, dont les contacts permanents avec l’Occident libre avaient produit, en eux, une nouvelle vision des choses, va être salutaire à l’émergence des idées de la perestroïka, la réforme économique, de la glasnost, la transparence et la liberté d’expression. Gorbatchev lui-même donnera très vite une nouvelle image de l’URSS. Comme Jean Paul II, et contrairement à ses prédécesseurs, il prit son bâton de pèlerin, voyagea beaucoup dans le monde, avec pour objectif de détendre les relations entre son pays et les autres puissances. Dans sa démarche, il lève les tabous, noue le dialogue avec le pape, au point d’aller à sa rencontre le 1er décembre 1989. Il rencontre aussi plusieurs hommes politiques de la droite conservatrice et de la gauche réformiste d’Europe occidentale. Au bout du compte, il s’implique dans ce sommet américano-soviétique de Genève, qui le met en tête à tête avec Reagan, et qui va désamorcer la tension Est-Ouest. Tout cela contribua à stimuler les idées réformatrices au Kremlin et à créer, dans le monde, le phénomène qui fut alors appelé la Gorbimania. Mais à ce moment précisément, en ce mois de novembre 1986 où a lieu la rencontre de Genève, Gorbatchev et ses proches étaient loin d’imaginer que c’est tout le système des démocraties populaires qui allait s’effondrer dans moins de cinq ans et que l’URSS prenait là le chemin de son implosion.

En tout état de cause, Gorbatchev, de 1986 à 1988, accentua la libéralisation dans son pays, tout en invitant les dirigeants des autres États du bloc communiste à engager, eux-aussi, des réformes politiques . Naturellement tout n’alla pas de soi. Les conservateurs des partis communistes, des armées du bloc de l’Est et du KGB furent hostiles aux réformes qu’ils considéraient comme une capitulation au profit du bloc capitaliste et un bradage du pacte de Varsovie. Face à ces hostilités, Gorbatchev a-t-il sollicité le soutien de certaines puissances de l’Ouest ? En tout cas, on voit l’administration Reagan mettre en place la « National Endowment for Democracy », organisme destiné à soutenir les oppositions dans les pays de l’Est. De leur côté et forts d’une humeur mondiale favorable, les peuples se déchaînèrent ; à la Place Rouge de Moscou, aux pieds de la statue de Lénine, on exigea une accélération des réformes, du pain, de la démocratie et de la liberté. Le vent souffla ensuite très rapidement et submergea toutes les démocraties populaires. En Pologne, Solidarité, qui était une fédération de syndicats créée dans les année 1980, avec probablement la bénédiction de Jean Paul II, poussa le régime communiste à la capitulation et à l’organisation d’élections libres que remporta son leader Lesh Valessa, largement soutenu par l’administration « Bush-père » qui succéda à Reagan le 20 janvier 1989.
En Roumanie, Nicolae Ceausescu, « le Conducator », « le génie des Carpates », « le Danube de la pensée », voulut résister au vent froid déchaîné, en utilisant le bouclier de la « Sécuritatae », la police de répression d’État . Il sera alors le premier mur humain de l’Est à s’effondrer, suite au bain de sang de Timisoara . Le 22 décembre 1989 , le « génie des montagnes » de Roumanie est en effet bouté de l’histoire et sommairement exécuté le 25 décembre 1989, en même temps que son épouse Elena Ceausescu. Quelques semaines plus tôt , le 9 novembre 1989, le peuple de la République Démocratique d’Allemagne, avec la bénédiction de Gorbatchev et des puissances occidentales, était sorti victorieux du « mur de la honte » qui séparait Berlin- Est et Berlin-Oust. Dès lors, plus rien ne pouvait arrêter le vent de liberté venu de Moscou. Il balayera, au passage, toutes les démocraties populaires, avec douceur en Tchécoslovaquie, où il y avait déjà eu, l’épreuve du printemps de Prague en 1968 et des réformes initiées par le visionnaire Alexander Dubček .

L’Albanie, des « camarades » Enver Hoxha et son héritier politique Ramiz Alia, se plia rapidement dans la direction du vent. Ce même vent qui consacrera la réunification des deux Allemagnes, déclenchera aussi la descente aux enfers de la république fédérative socialiste de Yougoslavie, faisant remuer le Maréchal Tito dans sa tombe et traçant, en direction de la cours pénale internationale, un grand boulevard pour Slobodan Milosevic, alors au pouvoir à Belgrade. Ce vent, qui a réunifié la nation germanique, a soulevé, au passage, la vielle question des nationalités en URSS et dans les Balkans, entraînant, du même coup, l’implosion du patrimoine territorial stalinien et une « néo-balkanisation des Balkans » à travers l’implosion de la Yougoslavie et la résurgence de la question des nationalismes serbe, croate et bosniaque. Face à cette question, le monde libre n’arriva point à tenir le même langage. La France de Mitterrand, se souvenant de cette vielle résolution de la Société Des Nations, SDN, qui avait proclamé le droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes, et sans avoir épuisé la question des DOM-TOM , les départements et Territoires français d’outre-mer, cultiva, ouvertement, une affinité pour la Croatie et la Bosnie contre la Serbie. De toutes façons, pour elle, l’urgence, hormis les aspects humanitaires, ne se trouvait pas forcément dans les Balkans, mais dans la France-Afrique et par rapport à la question de savoir quel pouvait être la place et le rôle de Paris dans le nouveau monde, ce monde où il n’était plus possible de jouer à l’opportuniste entre Washington et Moscou réconciliés , entre Moscou et Beijing en pour-parler, ou de fignoler entre deux Allemagnes antagoniques. Par ailleurs, l’Élysée avait tout à fait conscience qu’il existait, dans le monde et en marge des deux blocs Est et Ouest, quelque chose qu’on pouvait appeler le Bloc de De Gaulle ! En 1990, les politologues de la Gauche française comprirent que la France ne pouvait pas continuer avec ce bloc sans opérer des réformes politiques à mesure de blanchir les intérêts français en Afrique. Là se trouvaient les fondement du discours de La Baule, prononcé devant trente-sept chefs d’État africains, pour une rare fois convoqués en terre gauloise au sommet France-Afrique. Les chefs d’États avaient-ils favorablement reçu cette alerte des socialistes de France ? Peut-être que chacun d’eux était reparti avec le projet d’opérer de « petites ouvertures démocratiques », pour satisfaire aux exigences d’un contexte où il n’était plus possible de jouer à l’opportuniste entre l’Est et l’Ouest, entre l’Orient et l’Occident, entre La Havane et Washington ! En tout état de cause, le vent du changement avait déjà gagné l’Afrique des peuples, mené par les organisations des droits de l’homme, les partis clandestins, les syndicats de travailleurs et d’étudiants, des notoriétés universitaires, des opposants résidents ou en exil ! Presque partout sur le continent, les peuples exigeaient déjà, au profit du multipartisme, la fin des partis uniques et l’organisation de conférences nationales refondatrices.

Au Maghreb, le vent profita plutôt à l’islamisme qu’aux forces du progrès . Ainsi, en Algérie, il fit l’affaire du Front Islamique du Salut, le FIS de Abassi Madani, qui, de façon spectaculaire, balaya, aux élections législatives du 26 décembre 1991, au lendemain de la démission de Gorbatchev, l’historique Front de Libération Nationale, le FLN de Chadli Bendjedid alors au pouvoir.
À l’autre bout du continent, en Afrique du Sud, les geôliers de l’apartheid, à bout de souffle, sont obligés, le 11 février 1990, de relâcher Nelson Mandela, l’homme qui symbolisait le plus le combat des peuples africains pour la liberté. Aux termes d’un dialogue avec Mandela, le 1er février 1991, Frederik de Klerk, l’équivalent politique de Gorbatchev à Johannesburg, mit fin, courageusement, à la ségrégation raciale et engagea, exemplairement, son pays dans un processus démocratique ouvert à toutes les races, à toutes les sensibilités politiques .
Ailleurs, sur le continent, en même temps que les peuples chantaient des hymnes pour Mandela libéré, ils battaient aussi le pavée contre tous les autres murs qui constituaient des affronts à leur dignité. Au Mali, par exemple, de l’autre côté du Sahara, le vent tourna au tourbillon. La mobilisation populaire, autour de Maitre Mountaga Tall, d’Abdramane Baba et du professeur Alpha Omar Konaré, y emporta, moins d’un an après La Baule, le régime du Général Moussa Traoré, déchu du pouvoir suprême, le 26 mars 1991, par le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré de la garde présidentielle. À partir de Bamako, on pouvait s’attendre à ce que la voie soit systématiquement ouverte sur les autres capitales d’Afrique subsaharienne. Mais les contextes nationaux n’étaient pas similaires. Dans beaucoup de capitales, comme à Cotonou ou à Brazzaville, l’épreuve de la conférence nationale fut incontournable, occasionnant la mise entre parenthèse d’hommes d’État idolâtrés, tels Mathieu Kérékou et Denis Sassou Nguesso. À Ouagadougou, face à une opposition hétéroclite qui rassemblait des dissidents du Front Populaire comme maître Herman Yaméogo, le philosophe Etienne Traoré ou le mathématicien Issa Tientrébéogo, des sankaristes de diverses obédiences, et le courant socialiste réformateur du professeur Joseph Ki-Zerbo, l’Organisation pour la Démocratie Populaire/ Mouvement du Travail de Blaise Compaoré et de ses camarades rectificateurs de la révolution d’août 1983, fut poussée à faire d’importantes concessions idéologiques qui débouchèrent, en juin 1991, sur la quatrième république du Burkina Faso.

À Yamoussoukro, à Lomé, à Conakry, à Libreville, à Kinshasa et ailleurs, les vieux murs, du genre Félix Houphouët Boigny, Omar Bongo, Lassana Conté, nonobstant la volonté d’opposants de taille comme Laurent Koudou Gbagbo, Jean-Pierre Bemba, Etienne Tshisekedi ou Alpha Condé, résistèrent à la poussée populaire, se contentant de saupoudrer les vielles institutions, pour gagner du temps et pour contenir des oppositions divisées, mal implantées ou mal organisées . Mais, l’histoire achève toujours ce qu’elle a entamé ! Aussi, partout où, en ces années de vent de l’Est, le débat a été étouffé, feinté ou mal mené, un autre vent historique, celui consécutif au printemps arabe des années 2011, reposera les mêmes questions de liberté, de droits humains, de démocratie, de justice et d’alternance politique.
Au bilan transitoire, on peut retenir qu’à la date symbolique du 25 décembre 1991, date à laquelle Mikhaïl Gorbatchev déposa le tablier, dépassé par les événements qu’il a largement, en moins de sept ans de pouvoir, contribué à susciter dans le monde, l’Afrique était sur le point d’ouvrir une nouvelle page de son histoire, celle de la renaissance démocratique. C’est cette nouvelle page qui reposera, simultanément à l’exigence de démocratie, les questions de nationalité dans certains pays, de l’égalité des ethnies dans l’État, de la nécessité de dépasser les préjugés traditionnels qui parasitent les processus électoraux fondés sur le droit. Plus d’un quart de siècle après ce tournant décisif de l’histoire du continent, tout autorise aujourd’hui à faire l’analyse critique des démocraties en émergence qui ont germé sur les cendres des partis uniques de nos pères et des révolutions avortées de nos aînés.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net