Dans sa première chronique de l’année 2019 Goro Zassi fait le point sur l’enracinement de la démocratie en Afrique. Après l’ère des partis uniques et des Pères de la nation, le continent s’est engagé sur le chemin du multipartisme et des élections démocratiques au tournant des années 90. A l’expérience, un peu moins de trois décennies après, peut-on dire que l’Afrique est réellement sur le rails de la démocratie ?

Cette question, ainsi formulée, suppose que le continent africain, à un moment ou à un autre de son histoire, a déraillé ! Pour comprendre cette supposition, il faut se référer à nos dernières publications de l’année 2018 sur l’Afrique et son expérience de la démocratie. À partir de là, on peut percevoir que l’Afrique a d’abord été brutalement arrachée, par le fait colonial, de son propre processus d’évolution historique, pour être replacée dans le schéma occidental où elle a perdu son identité politique et son rythme centré sur ses réalités propres. Ensuite, après cet espoir d’un retour à elle-même par la reconquête de la souveraineté, l’Afrique contemporaine s’est, une deuxième fois, engagée sur des chemins qui se sont révélés sans issues salutaires ou qui ont conduit au marasme économique et au chaos politique des années 1990. Fort heureusement, un ordre est sorti du chaos, donnant la belle impression que les peuples du continent des pharaons se retrouvaient enfin et reprenaient en main leur destin. Ce tournant de la geste historique de l’Afrique, nous l’avons alors baptisée du beau sobriquet « de renaissance démocratique ». Trente ans après cette floraison nouvelle de l’espérance démocratique dans le berceau de l’humanité, le bilan permet-il de dire que les peuples africains ont retrouvé les chemins d’une évolution historique normale, auto et égocentrée, qui conjugue, harmonieusement, l’exigence de progrès et le besoin de stabilité ?

Les problèmes qui risquent d’étouffer le nouveau-né
Parmi les nombreuses menaces qui planent sur les jeunes démocraties d’Afrique, il faut d’abord signaler les parasites externes. Nous entendons par parasites externes, toutes les forces exogènes qui, pour une raison ou pour une autre, ne souhaitent pas une Afrique démocratique . Naturellement, il ne peut s’agir que de certaines sensibilités des anciennes puissances coloniales ou des nouvelles puissances émergentes qui, toutes, préfèrent une Afrique des hommes forts, plus facile à manipuler, plus aisée à subordonner aux intérêts économiques de leurs multinationales. Ce sont ces puissances étrangères qui, tout en brandissant l’étendard de la démocratie dans le monde, œuvrent dans l’ombre à dicter des choix aux peuples et à promouvoir les hommes politiques qui œuvrent pour leur compte. En règle générale, le désir profond de beaucoup de forces politiques des puissances coloniales, est que les processus démocratiques échouent en Afrique, pour leur permettre de dire, comme Nicolas Sarkozy en 2007 à Dakar, que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ».
Au fond, il s’agissait, pour Sarkozy, de légitimer les interventions de l’Élysée en Afrique, et de maquiller le virus néocolonial par le cocon blanc d’une sorte d’antidote à la supposée mal gouvernance africaine. Mais, un virus reste un virus et, même camouflé, il ne sera jamais un antivirus. Beaucoup de démocrates africains avaient compris le subterfuge du plus machiavélique des locataires que l’Élysée ait connu. Ce n’est d’ailleurs pas sans fondement que Laurent Koudou Gbagbo, depuis sa prison de la Haye, a attribué, -dans « Libre pour la vérité et la justice », son dernier ouvrage publié chez Max Milo, avec François Mattei comme coauteur-, son échec de démocrate progressiste de gauche en Côte d’Ivoire à ce pernicieux virus néocolonial qui infecte la gouvernance des pays africains. D’un certain point de vue, l’historien de l’Université de Cocody a raison.
En effet, depuis le tournant des années 1990, la nouvelle option de certaines métropoles néocoloniales, consiste à affaiblir les leaders politiques africains, sans renforcer les institutions, de manière à laisser se générer, périodiquement, des crises dans les pays d’Afrique, et à rendre indispensable l’assistance extérieure, bien souvent déguisée sous un mandat onusien. Cependant, là où Koudou Gbagbo et d’autres démocrates manquent d’objectivité, c’est d’occulter les menaces endogènes aux démocraties du continent.

Ces menaces endogènes, qui planent sur la sérénité et la pérennité de la démocratie sur le continent africain, sont pourtant aussi graves que celles exogènes ! Pour l’essentiel, il s’agit des mentalités, des aspirations et des pratiques antirépublicaines. Certaines se sont manifestées, pendant ou après la renaissance démocratique, à travers la montée en flèche du radicalisme religieux et des idéologies confessionnelles et sectaires en Afrique du Nord, de l’Est, du Centre et de l’Ouest. Ces idéologies, d’inspiration arabo-islamique, reposent sur une remise en cause de toute référence au type occidental de gouvernance politique. Ce rejet arabo-islamique du modèle républicain du pouvoir, est cependant venu trouver des entraves issues des cultures africaines elles-mêmes. En fait, l’élite africaine, contrairement à ce point de vue de Sarkozy, est bien entrée dans l’histoire ; mais, elle doit encore gérer des structures sociales et des perceptions culturelles héritées du passé. Elle a bien acquis une conscience républicaine qui prône la liberté, l’égalité et qui a œuvré à inscrire, dans les législations de moult pays africains, la prohibition de partis politiques confessionnels, ethniques et régionalistes. Mais, pressée de jouir des fruits de son combat contre l’ère des partis uniques, la nouvelle élite du continent s’est accommodée aux carcans antidémocratiques du terrain socioculturel africain. Dans l’illusion de son propre désir de régner enfin, et souvent sans projet clair de société, elle a oublié que le plus important, c’était la conscience des masses, et que c’est elle qu’il fallait d’abord éduquer, de manière à créer les conditions subjectives d’un vivre-ensemble dans la fraternité et la tolérance républicaines. Cet oubli, volontaire ou imposé par l’urgence des calendriers électoraux, a eu pour conséquence de nourrir le bébé de la renaissance démocratique avec un lait qui l’empoisonne au jour le jour et qui génère, de façon récurrente, des convulsions socio-politiques graves, des processus électoraux à hauts risques ou qualitativement en deçà des dispositions légales.
Au bilan, on peut retenir que ces problèmes, et bien d’autres liés aux législations, au niveau de conscience des corps électoraux, à l’immaturité et l’inorganisation des partis politiques, sont de nature à générer le doute sur les nouvelles démocraties en Afrique. Pourtant, il y a eu aussi des acquis qui réconfortent et qui sont sources d’espoir. Outre l’émergence de la société civile, de la presse libre, d’un début de séparation effective des pouvoirs, on voit que le « multipartisme » est devenu la norme sur le continent, même si on constate, dans beaucoup de cas, un trop grand déséquilibre entre le parti au pouvoir et l’opposition. Comme l’a montré cette étude du constitutionnaliste burkinabé Augustin Loada, faite en 2009 sur le cas du Burkina Faso, les nouvelles démocraties africaines, tout en ayant tourné dos à l’ère des partis uniques et des régimes d’exception, ne sont pas strictement des démocraties multipartites, mais plutôt « des systèmes à parti ultra dominant ».

Cela se comprend aisément parce que le statut d’opposant ne confère, aux yeux des masses africaines, aucun prestige, et que les sensibilités culturelles coutumières tendent à croire qu’ à défaut d’être avec le chef, il est mieux d’être proche de lui que d’être contre lui. C’est là, nous le pensons, la cause principale du foisonnement des partis dits de la mouvance présidentielle, qui engendre le déséquilibre entre la majorité et l’opposition. En Afrique, le pouvoir tend toujours à absorber son opposition. C’est peut-être mieux ainsi pour le moment, parce que, d’une part, la multitude des partis politiques est loin de correspondre à une floraison des projets de société. Beaucoup de partis, créés autour du café d’un soir, et dans un coin obscur de la capitale, sont sans base politique dans le pays réel et sans autres références idéologique que cette phraséologie populiste de gauche, consignée, par un leader isolé, dans cette sorte de pamphlet adoré par les intellectuels engagés d’Afrique. Par ailleurs, l’expérience a bien prouvé qu’un équilibre des forces entre l’opposition et le parti au pouvoir, en Afrique, rend très conflictuel le processus électoral et quasiment impossible le fonctionnement post-électoral des institutions. En tout état de cause, il faut dire que le continent de Nelson Mandela a effectivement retrouvé les chemins de son destin, mais que le rythme du train est bien trop lent, alors que le parcours est encore très long.
Nos condoléances à tout le peuple du Faso, pour toutes les pertes en vies humaines occasionnées par les actes terroristes et leurs conséquences perverses sur l’union des communautés nationales burkinabè que des liens historiques, culturels et juridiques rassemblent.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net