Nos mots ont-ils un effet irrationnel pour nous qui les prononçons et pour celui qui les entend ou les subit ? C’est là une bien curieuse question à laquelle il faut pourtant répondre, si l’on veut saisir, intégralement, notre conscience d’humain dans ses rapports avec le naturel et le méta- naturel.

Bien sûr, d’un point de vue de la pure rationalité, il est aisé de dire que le mot n’est rien d’autre qu’un sobriquet destiné à exprimer quelque chose du monde qui s’offre à notre conscience. Mais alors, comment comprendre que la croyance en une magie des mots soit très répandue dans les cultures humaines ? Même si l’on peut facilement mettre cette croyance au compte des superstitions mystificatrices de notre regard sur le réel, on est, pour le moins, toujours obligé d’admettre qu’il existe un effet magnifique du mot dans tous les processus de communication. À tout point de vue, les mots semblent bien chargés de pouvoir. Quels sont alors les dimensions et l’enjeu de ce pouvoir des mots sur le réel ?
Le mot, pour l’imaginaire des traditions, a une origine et un contenu occulte ; le mot est mystique ; il est d’origine surnaturel ; il exprime l’esprit ; mieux, il est l’esprit. Le mot précède ainsi la chose qu’il désigne ; il crée la chose qu’il désigne. Le mot Aïcha existait avant tous les Aïcha concrets et sensibles. Aïcha, en tant que nom, contient, un archétype de l’humain, un caractère, un tempérament, un destin. Tous les individus qui se succèdent alors dans l’espace- temps sensible sont amenés à reproduire ce contenu mystérieux du mot. Voulez-vous que votre enfant devienne un grand
homme ? Alors prénommez le César, Einstein, Victor etc.! Le mot, c’est, en quelque sorte, la boite de pandore.
Plus radicalement, on peut dire que le mot précède la réalité ; il la crée. Le mot table existe avant la table, parce que les sons qui le composent font partie d’une musique méta-naturels ; ils sont un pan du verbe déployé. Une telle croyance est au cœur des religions révélées. On trouve ainsi dans le christianisme l’idée que la parole, le verbe était en Dieu et que le verbe était Dieu ; par la puissance du verbe, le monde est créé, l’ univers est magiquement généré , en un instant, à partir de rien. Ce verbe divin ne fabrique pas le monde comme un artisan modèle un objet ; il ne réalise pas les choses à la manière rationnelle du technicien ; il produit magiquement son œuvre, en outrepassant le principe de la causalité.
Traditionnellement, il n’y a pas que le verbe divin qui soit magique. Le verbe, lorsqu’il est mot dans la bouche du sage humain, garde encore sa puissance magique. Toutes les cultures du monde laissent croire en cette magie des mots. Avec le mot , on peut maudire ou bénir. Le mot est une formule magique dans la bouche de celui qui en a le secret. Le mot invoque les puissances du bien ou du mal. La source même de toute magie, c’est le mot . Le mot, pour ainsi dire, est le temple secret de la magie.
Le magicien tire sa force du mot. Avec les mots, il commande le monde , transcende les lois physiques de la nature. Avec le mot, il transforme une chose en son contraire , transgresse la barrière entre les états de la matière . On voit ainsi Josué arrêter le cours du soleil pour finir la bataille de Sodome et Gomorrhe ; Jésus dominera, lui aussi, les forces déchaînées de la nature avec la puissance du verbe. Sous d’autres cieux, dans l’épopée mandingue, on voit Soundjata Kéita et Soumaoro Kanté se parler par l’intermédiaire d’un aigle porteur de paroles mystiques.

Ainsi la croyance en la magie des mots est au cœur de toutes les traditions du
monde. Pour toutes, le mot est d’origine mystique et a des effets magiques . Mais une telle croyance exprime-t-elle la réalité du mot ? Le mot est-il autre chose qu’un ensemble de signes destiné à exprimer les êtres et les choses ?

Sous l’angle de la pure rationalité, la magie des mots relève du mythe et de la légende . Cette croyance n’a d’ailleurs pu se développer que dans les sociétés archaïques dont le niveau technologique laissait à désirer. En dehors de ce cadre mystico-religieux, l’action magique du mot n’est pas vérifiable. Après Josué, aucun homme n’a pu arrêter le cours du soleil , et le « lève-toi et marche » de Jésus n’est qu’une formule que nous pouvons tous répéter sans aucun résultat sur le paralytique. Il en est de même du « sésame ouvre-toi » de Ali Baba. En dehors de ce cadre mythico-légendaire, le mot n’est qu’un ensemble de signes culturels conjugués pour nommer conventionnellement une chose. Aïcha n’est qu’un prénom qui n’a aucun impact sur la vie des filles qui le porte.
Au bilan, on peut bien concéder aux rationalistes que le mot relève purement et simplement des conventions humaines. Les mots, les mots de l’homme, ont pour but d’exprimer, le plus rationnellement possible, notre pensée. S’il existe alors une magie des mots, il faut la chercher dans les processus concrets de la communication, plutôt que dans les mystères métaphysiques. N’est-ce pas en effet l’impact inattendu des mots que l’on peut appeler la magie du verbe ? Dans ce sens, on peut dire que les mots, les mots profanes, ne sont pas magiques, mais qu’ils assument une fonction magique dans nos rapports d’être conscient avec les consciences-autres. Les mots sont expiatoires, sublimatoires ; ils sont séducteurs et charmeurs ; ils sont constructeurs et destructeurs. Toute la dynamique de la vie se trouve dans les mots. Cet ultime constat laisse d’ailleurs l’horizon ouvert sur la possibilité de croire en l’existence de mots secrets, de mots ésotériques, de mots capables de mettre le réel en mouvement dans un ordre du verbe qui transcende celui des phénomènes physiques.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net