Les XIX° et XX° siècles ont vu les sciences dites sociales se développer de façon extraordinaire. À la suite des succès de la méthode expérimentale dans l’explication des phénomènes de la nature, Auguste Comte, dans sa démarche positiviste, s’est proposé de faire une étude de la société avec la méthode dite expérimentale. Les marxistes ont appliqué cette même démarche à l’étude des phénomènes économiques et historiques ; les psychologues ont emprunté la même voie, surtout au début du XX siècle. Pour tous, il s’agissait d’étudier les faits sociaux comme des choses , selon les termes d’Émile Durkheim.

Bien sûr, l’application de la méthode expérimentale à l’homme et aux domaines sociaux a connu des succès. Les sciences de l’homme ont fini par s’imposer comme sciences à part entière, avec pour objectif de mettre en lumière les lois qui régissent le comportement de l’homme et les phénomènes socio-historiques. Mais, malgré ce succès, des questions peuvent être posées : le principe du déterminisme est-il valable dans le domaine social ? L’objectivité est-elle possible en science sociale ? Autrement dit, l’homme peut-il être objet de science rationnelle ? C’est bien volontiers que nous consacrons, ici, notre dernière publication de l’année académique à cette question classique qui nous a été reposée par un assidu lecteur de Kaceto.net.

Tout naturellement, on ne peut répondre à une telle question que si on garde en vue la nature et la méthode de la science dite rationnelle. Dans ce sens, il faut avoir en idée que la science, tout en étant fondée sur la croyance en la possibilité d’une vérité objective et rationnelle, n’est pas une croyance dogmatiquement posée. Elle s’écarte des dogmes et des mythes ; elle s’écarte aussi des spéculations métaphysiques du philosophe. Son souci est l’objectivité, l’adéquation de la vérité et de la réalité-objet et phénoménale. L’esprit scientifique est basée sur le principe du déterminisme causal qui affirme que dans la nature, dans l’espace et le temps, rien ne se produit au
hasard ; rien n’arrive par miracle ou par intervention mystérieuse de forces surnaturelles.Tout ce qui se produit a une cause naturelle, et les mêmes causes engendrent les mêmes effets. La connaissance est donc la possibilité d’accéder aux causes des phénomènes et de prévoir leurs effets . Quelle est alors la méthode que la science utilise pour cela ?
Pour la rationalité scientifique, connaitre, c’est d’abord observer de la bonne manière. Le scientifique averti, qui possède déjà « un esprit scientifique » de par sa formation et son expérience, doit observer le phénomène qui se produit ; son observation est évidemment différente de l’observation naïve faite à partir des sens. Les sens, en effet, sont subjectifs et trompeurs. Le monde des sens c’est le monde des illusions, comme le cru pertinemment Platon le grec. Le scientifique s’appuie donc sur des instruments techniques d’observation, tel le microscope, le télescope, de mesure exacte, à l’image de la balance, du mètre, du chronomètre, etc. L’observation scientifique a pour objectif de se faire une idée provisoire sur le phénomène qui se produit.
L’observation rigoureuse aboutit ainsi à des idées qui se distinguent des croyances socialement cultivées et des préjugés du sens commun. Ces premières idées constituent un potentiel d’explications possibles. Elles offrent, au scientifique, plusieurs hypothèses plus ou moins crédibles. L’hypothèse n’est ni vraie ni fausse ; elle doit être testée, vérifiée, essayée, pour être confirmée ou alors infirmée ; elle doit être confrontée avec la réalité en situation naturelle ou au laboratoire.
Cette étape de confrontation de l’hypothèse avec les faits permet de mettre en pratique les idées, pour constater ce qu’elles peuvent donner au contact du réel. L’expérimentation, pour être crédible, doit pouvoir se faire plusieurs fois et par plusieurs personnes, dans plusieurs laboratoires ; un exemple, un cas, un essai unique, tout cela ne prouve rien en science. La science exige que l’explication vraie, soit vraie dans tous les cas. C’est pour cela que « le phénomène scientifique » ne peut pas être unique, comme la résurrection de Jésus de Nazareth ou le voyage sur la lune et à dos d’âne de Zambédé Vokouma de Ziniaré. « Le phénomène scientifique » doit être susceptible de se répéter, même si c’est rarement. C’est là une condition nécessaire à la mise à l’épreuve permanente des connaissances théoriquement élaborées.
À la lumière de ces exigences épistémologiques et méthodologique, on peut bien dire que l’exportation de la démarche scientifique aux domaines socio-humains comporte des limites plus ou moins criardes.

On peut d’abord remarquer que le déterminisme est limité dans le domaine social. L’homme n’est pas une chose physique que l’on peut observer objectivement. Il est un être de conscience et de liberté. Lorsqu’ un homme prend un chemin, il ne va pas forcément à un point prévu comme le caillou tombe nécessairement, en suivant une trajectoire identique ; il peut changer de route, il peut s’arrêter ; pire, deux hommes, dans la même situation, ne font jamais, en dehors de la scène de théâtre, la même chose, comme deux morceaux de bois. Les mêmes causes n’ont pas les mêmes effets dans le domaine social. L’homme est un être imprévisible, aux réactions mathématiquement indéterminables.
Par ailleurs, le domaine social est celui des faits qui ne se répètent pas. Chaque fait social est unique et irréversible. Cela rend non seulement l’observation difficile, mais aussi exclut toute possibilité d’expérimentation à l’échelle de la réalité. Il est par exemple surréaliste de vouloir refaire la deuxième guerre mondiale, en vue de vérifier ce qui s’est passé. Ce ne serait que de la comédie sanglante, contraire à la morale, avec des acteurs qui ne sont pas les vrais et un contexte complètement différent. La vérité, en science sociale, est à chercher dans un grand puits de conjectures plus satisfaisantes pour notre esprit en quête de certitude.
Enfin, il faut bien admettre que l’objectivité est limitée en science de l’homme. L’homme de science sociale est lui-même plongé jusqu’au cou dans la société et dans l’histoire ; il ne peut être neutre comme le physicien face à la nature. L’homme de science sociale a des intérêts, une idéologie, des sentiments qui peuvent déteindre sur les résultats de la recherche. Les faits sont les faits, mais l’interprétation des faits prend toujours la coloration des yeux de celui qui les observe et qui les pense. Les résultats, en science de l’homme, malgré tous les efforts accomplis depuis Auguste Comte, n’atteignent jamais alors l’unanimité comme dans les sciences du monde physique ou dans ceux de la réalité biologique.
Au bilan, il faut retenir que tout nous impose de nuancer l’application de la méthode expérimentale à l’homme. L’humain n’est pas totalement transparent. En lui, tout n’est pas rationnel et objectif. L’humain est au-delà de l’implacable détermination qui s’impose aux choses ; il est liberté, négativité constante, possibilité indéfinie et infinie. On ne peut, peut-être, véritablement connaître l’homme qu’en le comprenant, comme l’ont indiqué ces courants de la pensée contemporaine. En tout état de cause, les sciences sociales auront toujours cette part de subjectivité et de forte relativité qui constitue leur particularité et leur richesse.
Excellentes vacances d’Août à tous les citoyens du monde qui en auront la belle opportunité.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net