Pour la première fois depuis la mise en place d’un plan d’action contre les discriminations dans les stades, un match de Ligue 2 a été interrompu vendredi après des chants homophobes. Si combattre ce mal est nécessaire, donner le pouvoir aux spectateurs de mettre fin à une rencontre n’est pas sans risque.

La décision prise vendredi par l’arbitre du match Nancy–Le Mans (2-1) Mehdi Mokhtari, comptant pour la quatrième journée de Ligue 2, n’en finit plus de faire parler. Pour la première fois, une rencontre hexagonale a été interrompue (brièvement, ce qui correspond à l’étape 1 du protocole) pour faire cesser des chants ou insultes homophobes, et le paysage du football français en ressort forcément bouleversé à la vue des habitudes ou « traditions » (un supporteur nancéien, dans l’Equipe) qui habillent le foot français au quotidien. Dans les rangs du club lorrain, on fait état d’un certain fatalisme : sans contester le bien-fondé de l’interruption, on s’étonne que les consignes d’intransigeance passées avant le lancement de la saison 2019-2020 par le ministère des Sports (via la Fédération, tutelle des arbitres) sans qu’aucune publicité ou notification n’en soit faite dans les médias (autant prévenir les éventuels contrevenants) aient attendu la quatrième journée pour être appliquées. Et un match relativement anonyme : « aucun risque que l’on interrompe une rencontre du Paris-SG en prime sur Canal+ », soupire un responsable du club.

« Folklore » déplorable

Ce qui souligne le deux poids, deux mesures et, partant, la profondeur du mal à soigner. La moitié des rencontres de Ligue 1 est le théâtre de faits comparables : sur la seule journée de Ligue 1 de samedi, un arbitre (Frank Schneider, officiant sur Bordeaux-Montpellier) a été ciblé par des insultes similaires (« PD », « enculé ») tout le match sans broncher et les supporteurs nîmois ont soigneusement circonscrit leurs chants discriminatoires à l’avant-match, cessant au coup d’envoi. Difficile d’interrompre un match qui n’a pas commencé. Partout, le même bruit de fond : alors que les règlements mettent sur le même plan les cris de singes racistes – qui avaient poussé le défenseur d’Amiens Prince-Désir Gouano à menacer de quitter le terrain de Dijon le 12 avril – et les insultes à caractère homophobe, l’intention discriminante (et non la discrimination elle-même, indiscutable) paraît beaucoup plus nette dans le cas du racisme que dans ce fameux « folklore », certes déplorable, qui consiste à chanter « oh hisse enculé » à chaque fois qu’un gardien de but exécute une remise en jeu en six mètres.

Bref, on mélange beaucoup de choses. Mais c’est un choix : celui de ne pas admettre qu’un événement sportif véhicule un discours fustigeant les différences, discours qui contredit d’ailleurs sa nature profonde puisque le foot est une machine à rassembler les gens – sur le terrain, dans les tribunes, au café du Commerce – au-delà des disparités et dissemblances. Tout en promouvant une « tolérance zéro » qui, mécaniquement, poussera les clubs à resserrer les liens avec ceux qui payent leur place les soirs de match. Pour notre part, l’interruption (ou même l’arrêt de la rencontre si les supporteurs persistent, étape 3 du protocole) recèle cependant un défaut, et non des moindres : donner le pouvoir aux spectateurs de mettre fin à une rencontre. C’est-à-dire, métaphoriquement, de tuer le football.
Celui-ci est fragile : à travers les époques, le foot a fait l’objet de toutes sortes de prédations, qu’elles soient politiques, économiques, racistes, médiatiques ou autres. Pour l’heure, seul l’espace du match est préservé : il appartient aux joueurs et à eux seuls. Et quand Prince-Désir Gouano décide d’en finir parce qu’un type fait des cris de singes, il est souverain – ainsi que n’importe lequel de ses coéquipiers ou adversaires sur le terrain ce soir-là. Le jeu est à eux. Là, les joueurs sont dépossédés : aussi essentielle que soit la lutte contre l’homophobie, la faire en partie reposer sur le football n’a aucune chance d’être sans risque pour celui-ci. Après, l’argument est réversible : les joueurs de Ligue 1 eux-mêmes peuvent avoir besoin d’un cadre réglementaire pour se soulager de l’écrasante responsabilité d’interrompre (ou non) le match d’une compétition valant quelque 1,2 milliard d’euros de droits télés par saison. Les instances ont bel et bien décidé d’ouvrir le chantier. On craint qu’il ne soit pas terminé de sitôt.

Grégory Schneider
Liberation.fr