Chaque année, des milliers de tonnes de produits agricoles passent illégalement les frontières, à l’insu des autorités douanières des pays ouest-africains. Profitant de la porosité des limites territoriales et parfois des failles dans les politiques étatiques, le phénomène reste un véritable casse-tête.

La contrebande agricole peut être considérée comme toute activité illégale d’échange de produits culturaux, dans le dessein d’échapper aux taxes ou impôts aux postes-frontières ou douanes. Alors que la contrebande agricole est assimilée au commerce transfrontalier informel dans certaines études, il convient de faire une nuance selon le Centre international pour le commerce et le développement durable (ICTSD).

En effet, contrairement aux contrebandiers, les acteurs du commerce transfrontalier informel échangent des biens de valeur modeste souvent faible, en raison de contraintes comme le manque d’efficacité des circuits de commercialisation et de distribution.
« Ils ne sont pas forcément enregistrés officiellement en tant que chefs d’entreprise, mais dans la plupart des cas ne cherchent pas pour autant à contourner la législation, la fiscalité ou les procédures applicables », indique l’organisation.

En général, la contrebande agricole prend la forme d’un commerce de réexportation de produits agricoles. « Elle permet d’importer formellement des biens dans un pays à faibles droits de douane ou à un faible coût, dans l’intention de les transborder clandestinement dans un autre pays voisin appliquant des taxes élevées, des taxes d’importation restrictives ou des services de facilitation des échanges coûteux », indique la Banque mondiale dans une étude publiée en 2014.
S’il reste difficile d’intégrer les flux de contrebande aux systèmes d’information statistique officielle, il n’en reste pas moins une activité lucrative pour les opérateurs.
Dans la région ouest-africaine, l’un des pays les plus touchés reste la Côte d’Ivoire. Son statut de premier producteur de cultures de rente comme le cacao et l’anacarde en fait un marché de choix pour de nombreux contrebandiers.

Dans le cas du cacao, un flux important non déclaré traverse, chaque année, les frontières du pays vers ses voisins comme le Ghana, alors même que les deux pays n’autorisent l’exportation de fèves que par voie maritime. D’après les estimations des autorités ivoiriennes, sur une récolte de cacao de 1,47 million de tonnes en 2011/2012, un volume de 153 000 tonnes a été écoulé en contrebande. Ce stock représentait alors un manque à gagner d’environ 400 millions $ pour le segment d’exportation et 76 millions $ de recettes fiscales pour le gouvernement.
Loin d’être l’apanage d’acteurs disparates, ce commerce est structuré au sein de réseaux pouvant s’étendre et mener des opérations à grande échelle. Selon le rapport d’un Groupe d’experts de l’ONU datant de 2013, la contrebande se fait ainsi, non seulement à travers des villes de l’est, comme Niablé et Agbengourou, mais étend aussi son périmètre d’action jusqu’à l’ouest, dans des villes comme Daloa, Séguéla ou Duékoué.
« La plus grande partie du cacao est convoyée dans des camions de capacité moyenne de 5 tonnes qui transitent dès la nuit tombante. Habituellement, les trafiquants envoient par avance des groupes de motocyclistes pour scruter l’horizon », souligne le document.

Du côté de la filière anacarde, les autorités ont estimé, en 2011, les pertes fiscales à 3 millions $ et les recettes d’exportation de 130 millions $, pour un volume de 150 000 tonnes ayant franchi illégalement les frontières.

Au-delà de l’aspect financier, la contrebande agricole biaise la mesure réelle des efforts déployés par les filières concernées et fausse la perception des investisseurs ou des autorités, de la performance effective de produits agricoles.
Les statistiques officielles de la filière de l’anacarde ghanéenne en 2016 en sont une parfaite illustration. Cette année, le pays annonçait des recettes de 244,5 millions $ grâce à l’exportation de 163 000 tonnes de noix de cajou, alors même que le pays n’en produit que 70 000 tonnes par an…

Si comme tout activité illicite, la contrebande agricole se joue des règles établies, son essor est aussi lié à des insuffisances au niveau des politiques intérieures ou régionales. Sur le plan intérieur, le principal moteur reste le différentiel de prix qui règne souvent entre pays pour un même produit agricole.
En outre, pour le cacao, en 2017, alors que le Conseil du Café-Cacao (CCC) a opté pour une baisse du prix au niveau de l’exploitation, à environ 1300 $ la tonne, le Ghana le maintenait à 1700 $ la tonne.
A l’échelle régionale, la contrebande agricole est surtout liée à l’application de différents droits de douane entre pays membres d’une même zone économique.

S’agissant de l’Afrique de l’Ouest, de nombreux analystes pointent du doigt la difficulté de la mise en œuvre effective du Tarif extérieur commun (TEC) dans l’émergence d’un segment d’importation-réexportation de produits agricoles, dont le riz.

En effet, si sur le papier, la céréale importée n’est taxée qu’à 10 % par les 15 pays de la région depuis 2015, le Nigeria, soucieux de réduire ses achats, a appliqué ces dernières années des droits de douane allant jusqu’à 60% pour protéger son marché.
Ce cadre réglementaire à géométrie variable a conduit nombre d’opérateurs à importer la céréale sur des marchés voisins plus attractifs du point de vue fiscal, avant de la réexporter vers le Nigeria. La contrebande de riz se déroulant entre ce dernier pays et le Bénin reste symptomatique de l’intensité du phénomène. Ce dernier qui abrite moins de 5 % de la population de son voisin est devenu, en 2018, le premier importateur de riz thaïlandais.

Et pour cause, l’essentiel de la marchandise destinée au Nigeria débarque d’abord au Port de Cotonou avant de transiter par la frontière de Sèmè, l’une des plus importantes. Pendant ce temps, les importations officielles du Nigeria ont diminué de 95% sur les quatre dernières années, selon les données rapportées par Bloomberg. « Le Bénin, dont les besoins nationaux sont estimés à 400 000 tonnes de riz par an, en importe chaque année en moyenne 900 000 tonnes et réexporte en contrebande plus de 500 000 tonnes sur le Nigeria », estime l’ICTSD.

Afin d’éradiquer le phénomène ou, à défaut, tenter d’en minimiser l’impact, certains pays de la région ont pris des mesures fortes. En mai 2018, la Côte d’Ivoire prenait une ordonnance interdisant l’achat, la vente, le stockage, l’écoulement ou la distribution sans agrément de produits comme le café, le cacao, l’hévéa, la noix de cajou et le coton.
Cette disposition prévoit une amende allant jusqu’à 50 millions FCFA, une peine d’emprisonnement de 10 ans ainsi qu’une confiscation des produits et moyens employés dans la fraude. De son côté, le Nigeria a fermé provisoirement depuis le 20 août, plusieurs points de passage frontalier avec le Bénin, avec l’objectif affiché de lutter contre la contrebande de riz. Malgré ces dispositions, de nombreux observateurs soulignent que l’éradication risque d’être une longue marche tant les intérêts particuliers sont importants.

Au-delà des mesures individuelles, dont l’efficacité pourrait être insuffisante, au regard de la gravité du phénomène, certains soulignent la nécessité d’une coordination au plan régional. Cela pourrait passer par une meilleure harmonisation des prix et des mesures tarifaires entre pays, ainsi qu’un renforcement de la coopération et de l’efficacité dans le contrôle et la gestion des frontières.

Pour les experts, la lutte contre la contrebande agricole dans la région reste essentielle pour récolter les fruits de l’intégration régionale et continentale, notamment à travers la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).

Agence ECOFIN