En trente ans, les villes burkinabé ont pris un tout autre visage. Que les plus anciens se souviennent seulement de l’état de la capitale avant la Révolution et ils mesureront le chemin parcouru. Mais un fait particulier retient mon attention : l’heureuse apparition de monuments qui ornent nos carrefours et nos places.

Monument en l’honneur des cinéastes africains, Panthéon des martyrs de la Révolution, monument Thomas Sankara, monument Hama Arba Diallo à Dori, monument de la femme à Bobo, monument Naaba Zanre à Koupéla et j’en passe.
La construction de monuments est une excellente manière de résister contre le temps assassin qui balaie de nos mémoires les figures et les moments importants de notre histoire. On ne peut que s’en réjouir, soutenir la démarche et dire combien il est important de poursuivre cette politique culturelle et artistique qui imprègne nos mémoires et nous rappelle au détour de nos rues et de nos places qui nous sommes vraiment.

Sans oublier évidemment les retombées économiques liées au tourisme, du moins lorsque sera passée la terreur folle que nous vivons en ce moment en raison des attaques djihadistes contre nos populations innocentes.
L’érection de monuments est l’exhumation par un peuple de sa contribution à la marche de l’histoire mondiale. Car, n’en déplaise au philosophe Hegel qui parlait de l’Afrique comme d’un continent anhistorique, il n’est pas de communauté humaine sans histoire. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss écrivait avec raison dans Race et histoire (1952) : « On parle volontiers des ‘peuples sans histoire’ [...]. Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est [...] inconnue, mais non qu’elle n’existe pas. Pendant des dizaines et même des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, combattu. »

Assurément. D’ailleurs, il reste encore beaucoup à faire en la matière au Burkina Faso. Un seul exemple tiré de mon Kourittenga natal suffit à illustrer mon propos.
Le vendredi 5 février 1897 s’est déroulé sur le site de l’ancien marché de Koupéla (marché dénommé en moré : « Tâo la f yêki ! = Tire et envole-toi !) un massacre dont aucun monument ne garde la trace. Le sang injustement versé par les innocents tombés ce jour-là me hante régulièrement depuis que j’ai découvert ce fait historique. C’était en pleine conquête du territoire de la Haute-Volta par la mission coloniale française Voulet-Chanoine. Venant de Bandiagara (Mali), la mission avait fait face à une résistance dans le Yatenga, puis un peu moins à Ouagadougou. Son objectif était désormais de rejoindre Tenkodogo afin de repousser les Anglais, en provenance du Ghana, qui convoitait aussi le territoire. Elle devait donc traverser Koupéla.

Or, c’était un jour de marché. Lorsque la mission aperçut les nombreuses personnes rassemblées sur la place du marché, elle crut avoir affaire à une armée de résistance. Le chef de la mission, le lieutenant Voulet, ordonna à ses hommes de faire feu à volonté. Ainsi, de pauvres paysans innocents qui venaient vendre leur chèvre, leur mouton ou des céréales furent massacrés sur la place de l’ancien marché de Koupéla pour rien. Né après les indépendances, je me souviens d’avoir parfois entendu les personnes âgées de mon village évoquer cette tragédie qu’ils désignaient du terme mooré Tankũum (c’est-à-dire ‘massacre’, mot composé de tão (tirer) et de kũum (mort)). Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai découvert la véritable histoire qui se cachait derrière ce vocable qui exhalait une odeur de mort injuste.

Ces morts innocents sous l’occupation coloniale méritent qu’on érige un monument contre l’oubli. Celui-ci permettrait aux jeunes générations de mieux connaître l’histoire de notre pays. Les professeurs d’histoire, du moins ceux de la ville de Koupéla, pourraient y conduire leurs élèves en sortie scolaire pour rendre plus concrets leurs cours.

Denis Dambré
Proviseur de Lycée (France)