L’opinion publique surestime souvent la moralité de ceux qui ont eu la chance de faire des études. Il faut dire que ces derniers concourent efficacement à se hisser eux-mêmes au pinacle de la vertu. En effet, habitués à monopoliser la parole dans la sphère publique, ils apparaissent, comme le vieux Booz dans le poème de Victor Hugo, « vêtus de probité candide et de lin blanc » et rejettent facilement la bêtise humaine dans le camp des incultes, entendez par là, des personnes sans culture intellectuelle.

Pourtant, comme l’a montré le philosophe Lucien Jerphagnon dans un ouvrage paru en 2010 sous le titre La… sottise ? Vingt-huit siècles qu’on en parle, la hiérarchie morale qu’on établit souvent sans réfléchir entre les couches sociales cultivées et les autres est pour le moins absurde et ridicule : « L’opinion, on l’aura remarqué, cantonne spontanément la sottise dans les couches sociales estimées inférieures : chez ceux que les Romains groupaient sous le mot vulgus, ou que le Moyen Âge appelait "les simples", et que les temps napoléoniens désignaient comme "les obscurs, les sans-grade". Il semble pourtant que, depuis toujours, une vision plus nuancée des choses en ait retenu plus d’un d’absolutiser cette pseudo-hiérarchie de l’intelligence selon le milieu. Pas de doute : de la sottise, aucun milieu ne serait exempt. »
En effet, les choses ne sont pas si simples. Une hiérarchisation morale de la société fondée sur le niveau de culture des individus procède d’une conception erronée de la raison humaine. Car les acquis intellectuels, loin d’être assimilables à une marche qu’on aurait atteinte sur l’échelle morale, ne sont en réalité qu’un instrument au service du bien et du mal.
Tzvetan Todorov le démontre dans L’esprit des Lumières : « La raison est un instrument qui peut servir indifféremment le bien et le mal ; pour commettre un grand crime, le malfaiteur doit déployer de grandes capacités à raisonner ! ». Il a parfaitement raison. D’ailleurs, la grande leçon des romans policiers tient justement en ce constat : le malfaiteur mobilise toujours toute la puissance de ses facultés intellectuelles et les met au service de ses crimes. Preuve que, d’un point de vue éthique, les facultés de raisonnement développées par un individu ne sont pas toujours de bon conseil.
C’est donc à tort que certains intellectuels se croient moins assujettis à la bêtise humaine que ceux qui n’ont pas acquis leur niveau de connaissances scolaires. A certains égards, on peut compter un géant de la littérature comme Victor Hugo au nombre de ceux-là. En effet, sous sa plume, on lit cette phrase souvent citée sans nuance : « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons ! ». Qu’est-ce à dire sinon que les études préserveraient de la bêtise qui conduit à la prison ? L’histoire enseigne pourtant que cela n’est pas toujours vrai. Ceux qui ont commis les pires crimes contre l’humanité n’étaient pas toujours des incultes de première classe. Bien au contraire.
Un passage d’Antoine Zapata dans Pratiques enseignantes : agir au service de valeurs résume bien la situation : « Nous avons coutume d’affirmer que l’éducation est un rempart contre la barbarie. Or, une quantité importante de dignitaires du régime nazi étaient des gens éduqués et parfois même fortement cultivés. Malthus et Alexis Carrel n’étaient pas des ignorants, ce qui ne les a pas empêchés de prôner l’eugénisme et la supériorité de certains hommes sur d’autres. La notion de race n’est pas le pur produit d’êtres frustres et triviaux, mais une construction rationnelle s’appuyant sur des longs débats scolastiques d’abord, puis scientifiques au XIXe siècle. Est-ce à dire que l’éducation ne sert à rien face au péril de déshumanisation ? Non, cela signifie tout simplement que nous sommes confrontés là aussi à une incertitude quant aux effets de l’éducation. S’il apparaît évident que l’ignorance et le manque de culture sont les pièges dans lesquels est entravée la masse de ceux qui répercutent et agissent au nom d’idéologies nauséabondes, l’éducation et la finesse culturelle sont les armes dont se servent ceux qui les manipulent et les déshumanisent. »
En conclusion, la culture intellectuelle ne prémunit pas toujours contre la bêtise humaine. Elle développe une certaine agilité d’esprit qui, malheureusement, peut être mise au service du mal. La plupart des auteurs de détournement de fonds publics ne sont pas des gens sans culture scolaire. En revanche, devant les pires crimes de l’histoire humaine, des individus qui n’avaient pas fait de grandes études ont su manifester leur opposition au nom de principes moraux, comme on l’a vu dans la résistance allemande face au national-socialisme. Dans le même temps, de grands intellectuels fiers de leur culture étaient les porte-drapeaux de l’injustice et de l’immoralité.

Denis Dambré
Proviseur de lycée (France)
Kaceto.net