Dans l’opinion publique burkinabé, une chanson moralisante passe pour un concentré d’éthique de la solidarité : Rit m ye, kiida m ye (Qui mange seul, meurt seul). Audible sur les ondes des radios depuis de nombreuses années, ce tube à succès égrène des contre-exemples de comportements individualistes de personnes fortunées qui ferment les yeux sur les misères de leurs proches. Et chacun de ses couplets se termine par cette apostrophe : « Ne peux-tu donc prendre cet argent / pour aider ton frère à devenir quelqu’un / afin qu’en cas de retournement de situation / il puisse à son tour te venir en aide ? ».

Longtemps, j’ai adhéré à la morale de cette chanson avant de me rendre compte des erreurs de jugement qu’elle véhicule et de leur impact négatif en termes d’éducation des masses. Je n’en retiendrai que trois dans cette analyse :

La première erreur est qu’elle pose d’emblée l’hypothèse que la perception qu’on a de la situation d’une personne correspond à la réalité. Autrement dit, une personne qu’on estime être dans une situation sociale prospère est d’office considérée comme étant effectivement dans une situation sociale prospère.

Or, ce postulat est faux comme le montre l’exemple suivant : au cours de mes années d’études en Europe, j’ai souvent vu, dans un état de mal-être profond, des étudiants africains qui recevaient régulièrement des lettres de leurs parents contenant des requêtes démesurées au regard de leurs moyens. Alors qu’ils avaient parfois beaucoup de mal à joindre les deux bouts, certaines missives les sommaient d’envoyer de l’argent, voire une voiture pour les besoins d’untel ou d’untel. Et le pire est que, lorsqu’ils expliquaient leur situation réelle, leurs parents les écoutaient d’une oreille soupçonneuse, croyant qu’ils avaient planqué le magot quelque part pour assouvir leurs seuls besoins égoïstes.

La deuxième erreur est que Rit m ye, kiida m ye défend une solidarité exclusivement matérielle. Les couplets de la chanson se composent d’ailleurs d’un chapelet d’exemples dans lesquels une personne qui jouit d’une situation matérielle présumée « bonne » ferme les yeux sur la misère de son frère. Comme si la solidarité familiale n’allait pas au-delà des biens matériels pour embrasser des êtres dans la totalité de leur attachement les uns aux autres. Ainsi, la personne qui ne jouit pas d’une bonne situation sociale a aussi des obligations vis-à-vis de ses frères présumés mieux lotis que lui. Si elle refuse de leur rendre service, elle ne manque pas moins au devoir de solidarité. Car il ne faut pas confondre la mauvaise fortune et la vertu.

A titre d’exemple, je me souviens qu’au cœur de la crise ivoirienne, lorsque des milliers de Burkinabé fuyaient pour rentrer au pays, un article de journal fustigeait la dilapidation des fonds envoyés par nombre d’entre eux à leurs parents pour des investissements. Au prétexte qu’ils avaient une bonne situation en Côte d’Ivoire, leurs parents restés au pays se croyaient autorisés à dilapider leurs biens. Et le comble est qu’à leur retour précipité, ceux qu’ils avaient soutenus pendant des années sont même parfois allés jusqu’à leur refuser un lopin de terre pour cultiver et refaire leur vie dans leur propre pays.

La troisième erreur de la chanson, la plus grave à mes yeux, est qu’elle en appelle indirectement au meurtre social des personnes présumées fortunées qui ne partagent pas leurs biens. En d’autres termes, elle instaure une sorte de dictature de la solidarité en prônant le bannissement, même aux portes de leur tombe, de ceux qu’on suppose être en situation d’aider leurs proches et qui ne le font pas.

Une société peut-elle se développer en promouvant le bannissement de certaines de ses composantes jusqu’à l’orée de leur tombe ? De surcroît, par cette sorte d’envie haineuse à l’égard de ceux qu’on estime être dans une situation favorisée ? N’est-ce pas donner à penser que ces derniers ont acquis leurs biens sans fournir d’efforts ? N’est-ce pas promouvoir une éthique de l’irresponsabilité selon laquelle ceux dont la situation sociale n’est pas reluisante n’auraient rien d’autre à faire qu’à tendre la main à leurs proches ?

Qu’on me comprenne bien ! Je ne suis pas contre la solidarité en écrivant ses lignes. Loin s’en faut. La solidarité est une valeur que toute personne qui se veut raisonnable et humaniste se doit de défendre. D’ailleurs, dans sa forme la plus élevée, elle suppose que le don consenti à autrui soit purement gratuit, sans aucune attente en retour. Or, la chanson Rit m ye, kiida m ye prône une forme de solidarité intéressée où le don fait à autrui devient une monnaie d’échange, une sorte d’assurance-vie contre la mauvaise fortune. Car il s’agit bien, selon la chanson, d’aider pour s’assurer d’être aidé en retour le jour où on n’a plus rien. Mais alors, n’est-ce pas plutôt investir que donner ?

Ce qui me dérange dans ce que je viens de décrire comme une « dictature de la solidarité », ce n’est pas la solidarité, mais la dictature. Je ne critique pas le fait de donner qui, comme on le sait depuis le philosophe Blaise Pascal, procure plus de plaisir que de recevoir. Je trouve seulement déraisonnable de vouloir contraindre une personne dont on ne connaît que superficiellement la situation à donner sous peine de mort sociale.

On dit souvent des pays riches que leurs habitants sont égoïstes, repliés sur eux-mêmes. En réalité, ces affirmations sont caricaturales et témoignent d’une méconnaissance de leur mode d’organisation sociale. Toute personne qui travaille verse à la fin du mois une partie de son salaire à diverses caisses de solidarité, laissant à l’Etat ou aux organismes sociaux le soin d’organiser la prise en charge de ceux qui sont dans le besoin. La conséquence est que celui qui est dans le besoin s’en prend plutôt à l’Etat qu’à ses proches parents.

En Afrique par contre, la faiblesse de l’Etat conduit les personnes dans le besoin à se tourner vers leurs parents ou leurs amis. La conséquence en est ce genre d’appel injustifié au meurtre social du parent présumé fortuné qui ne ferait pas preuve de solidarité. Comme si le sort du nécessiteux était imputable à un manquement de la part de ses parents. Mais les choses changent à mesure que nos pays se développent. La responsabilité individuelle des citoyens s’affirme au fil des années et l’Etat se trouve de plus en plus mis à l’index lorsque les citoyens rencontrent des difficultés. Développons donc les solidarités vraies, celles dénuées de toute obligation, celles débarrassées d’attentes en retour, celles qui rendent responsables parce qu’elles aident la personne dans le besoin à s’en sortir par elle-même.

Denis Dambré
Proviseur de lycée (France)