Un nouveau métier a fait son apparition dans le monde de la littérature et de l’édition aux Etats-Unis : le sensibility reader. Traduit en français par « lecteur de sensibilité », cette nouvelle profession désigne une catégorie spécifique de relecteurs des manuscrits soumis à l’édition. En l‘occurrence, ceux chargés de vérifier avant l’impression des ouvrages que rien dans leur contenu ne heurtera la sensibilité d’une communauté quelle qu’elle
soit : mouvement féministe, communauté religieuse, communauté gay, communauté noire, communauté juive etc. Mais cette nouvelle profession ne porte-t-elle pas atteinte à la liberté de création des auteurs ?

Il faut souligner d’abord que des enjeux financiers se cachent derrière le métier de sensibility reader. Dans ce pays où chaque communauté s’organise pour défendre ses intérêts, il devient de plus en plus fréquent que la publication d’un livre soit à l’origine d’une plainte contre son auteur ou contre la maison d’éditions. Et lorsque les plaignants obtiennent gain de cause, l’éditeur qui a engagé de l’argent pour le tirage du livre peut se retrouver à payer des sommes folles, voire à retirer purement et simplement de la vente la publication. D’où des pertes financières importantes. Quant à l’auteur, il se retrouve catalogué comme hostile à telle ou telle communauté et peut y perdre toute sa crédibilité.
En 2016, suite à la plainte d’une mère d’élève, deux livres pour enfants devenus de grands classiques et vendus à des millions d’exemplaires, To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) de Harper Lee et The Adventures of Huckleberry Finn (Les Aventures de Huckleberry Finn) de Mark Twain, ont été retirés des écoles de l’Etat de Virginie parce qu’ils comportent un grand nombre d’injures racistes.
L’éditeur de To Kill a Mockingbird a même été obligé de proposer une nouvelle version du roman où le mot « nigger » (nègre) a été remplacé par « slave » (esclave) dans l’espoir de pouvoir continuer à tirer profit de cet ouvrage dont il a acquis les droits. L’année suivante, un autre livre pour enfants intitulé The Adventures of Pepe and Pede a été retiré de la vente parce qu’il comportait de nombreuses références xénophobes, racistes et islamophobes. Et l’on ne compte pas le nombre de procès intentés aux auteurs et aux éditeurs.
Mais est-ce une évolution positive de tendre vers une société où les écrits littéraires sont soumis au respect de la sensibilité des associations et des communautés ? Je suis de ceux qui pensent que la mobilisation de la parole à des fins de production d’actes de discours engage la responsabilité de celui qui s’exprime et, le cas échéant, de celui qui acquiert les droits d’une production pour la promouvoir et la diffuser. Si la loi interdit de proférer certains types de discours ou d’en faire l’apologie, ce n’est pas pour rien, c’est pour pacifier les relations sociales. Il est donc de l’intérêt des écrivains eux-mêmes, tout comme des éditeurs, de montrer qu’ils ne sont pas au-dessus des lois.
Cela dit, je parle bien de respect des lois et non d’une soumission aux diktats d’une association ou d’une communauté. A mes yeux, le ressenti des personnes qui s’estiment blessées par une œuvre de création dit toujours quelque chose sur la situation de ces personnes dans la société. Un groupe de citoyens qui n’a plus assez d’humour ni de recul pour appréhender sans émoi une œuvre de création montre, par son comportement-même, la cristallisation de frustrations ou d’impressions de relégation, légitimes ou illégitimes. Il convient alors de les écouter et d’y répondre le cas échéant par une campagne d’explication, y compris dans le cadre scolaire, pour éviter que des rancœurs accumulées se transforment en haine inter-communautaire.
Mais les écouter ne signifie pas céder à toutes leurs revendications. Un Etat démocratique doit toujours rester ferme sur ses valeurs et laisser, le cas échéant, à sa justice le soin de trancher les situations litigieuses.
Certaines situations sont néanmoins délicates. Lorsqu’un romancier prête à l’un de ses personnages des paroles injurieuses à l’égard d’un noir dans le but de critiquer, voire de ridiculiser, ces propos, peut-on raisonnablement le lui interdire ? Peut-on, par exemple, en vouloir à un écrivain antiraciste de prêter à l’un de ses personnages l’insulte de « sale nègre » si son objectif est de dénoncer l’inanité de ce genre d’insultes à l’égard des noirs ? Ma réponse est négative. Car les mots blessants et expressions injurieuses ne prennent sens que dans un contexte donné.

L’extrait suivant d’un monument de la littérature illustre bien mon propos :
« Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.
C’était un nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway.[…]
C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée se ses souliers.
La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever. […]
Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et les femmes derrière moi ricanaient en le regardant.
Il était COMIQUE ET LAID,
COMIQUE ET LAID pour sûr. 
J’arborai un sourire complice… »

La description qui est faite ici d’un noir croisé dans un tramway est loin d’être valorisante. Hormis l’assimilation de ce dernier à un pongo, donc à un orang-outan, on constate qu’il est décrit aussi comme maladroit, miséreux, hideux, grognon, comique et laid ; que les femmes le regardent en ricanant ; et que le narrateur affiche, lui aussi, sa complicité avec les femmes en arborant un sourire moqueur.
Si l’on extrait ce passage de tout contexte pour l’attribuer à un blanc, plus d’un s’interrogeraient sur le message que ce dernier entend ainsi véhiculer sur les noirs. Mais lorsqu’on sait qu’il s’agit d’un extrait de Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, on comprend mieux l’objectif visé par l’auteur. Il s’agit en réalité d’immerger le lecteur au plus profond de la misère d’un être humain – qui se trouve ici être un noir – pour mieux montrer la totale fusion de l’auteur avec cet être humain bafoué dans ses droits et sa dignité. Pour rappel, jusqu’à sa mort, Aimé Césaire s’est lui-même toujours défini comme un nègre. Et une biographie qui lui a été consacrée porte le titre Aimé Césaire : le nègre inconsolé.
L’apparition du métier de sensibility reader est symptomatique de la reconnaissance progressive des droits des minorités, mais aussi de ceux des majorités silencieuses comme les femmes. Peu à peu, les Etats-Unis se transforment en prenant en compte, de gré ou de force, le ressenti de toutes les composantes de leur population. Et il est fort probable que ce mouvement gagne bientôt l’Europe et le monde.
Le hasard a voulu que le moment où j’ai entendu parler de ce métier corresponde à un moment où je lisais un livre d’un écrivain allemand, Hermann Hesse (1877-1962), dans lequel un passage m’avait justement interpellé. En traduction française, le roman s’intitule Le loup des steppes et met en scène un personnage, Harry Haller, qui possède à la fois les traits de caractère d’un loup et d’un homme. Lorsque ses traits de loup prennent le dessus, il se montre solitaire, étranger au monde dans lequel il vit et trouve ridicules les comportements humains. Et quand reviennent en surface ses traits humains, il tolère la société, éprouve le besoin d’aller en discothèque ou de nouer des relations avec une femme.
Mais, pour montrer que la dualité d’une telle représentation d’un être humain n’est qu’une caricature simplificatrice, l’auteur prête au narrateur les propos suivants : « Si Harry voulait, à chaque moment isolé de sa vie, à chacune de ses sensations, essayer d’établir la part de l’homme et la part du loup, il se verrait aussitôt acculé à une impasse, et toute sa belle théorie d’homme-loup volerait en éclats. Car aucun homme, pas même le nègre, pas même l’idiot, ne possède une nature si agréablement simple qu’il soit possible de l’envisager comme la somme de deux ou trois éléments principaux ».
La dernière phrase de cette citation m’a laissé un peu songeur. Pour précision, Le Loup des steppes a été publié pour la première fois en 1927, à un moment de l’histoire allemande où les idées du national-socialisme commençaient à infuser la société. Son auteur, Hermann Hesse, n’a jamais pactisé avec les nazis. Né d’une famille protestante, il a été influencé par son grand-père, un pasteur piétiste qui avait séjourné en Inde dans le cadre de sa mission. Et cette influence a permis à l’auteur du Loup des Steppes de développer une ouverture aux autres et une culture humaniste qui l’ont toujours conduit à refuser la guerre et à défendre la dignité de tout être humain. On peut néanmoins se demander en lisant la dernière phrase de ce passage si, même lui, le Prix Nobel de littérature 1946, n’a pas cédé un moment, sous l’influence des idées de son époque, à la tentation de croire que les noirs étaient inférieurs.
Mais on pourrait en dire autant de nombre d’écrivains français. Montesquieu couchait les lignes suivantes sur les noirs : « On ne peut se mettre dans l’esprit que dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. ». Et Voltaire renchérissait dans l’Essai sur les mœurs : « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. ».
A lire de telles inepties aujourd’hui, on se dit que, tout compte fait, le métier de sensibility reader donne à espérer pour l’avenir.

Denis Dambré
Proviseur de lycée (France)