D’après la définition du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations , le centre de gravité (CdG) est « un élément, matériel ou immatériel, dont un État, ou un ensemble d’États, une collectivité, une force militaire, tire sa puissance, sa liberté d’action ou sa volonté de combattre ».
Pour faire simple, il s’agit de ce « point » un peu magique qu’il suffit de détruire pour que la situation devienne conforme aux objectifs. C’est un peu le talon d’Achille de l’ennemi ou de l’adversaire .

La notion proviendrait de Clausewitz : « On doit garder à l’esprit les caractéristiques dominantes des deux belligérants. De ces caractéristiques, on tire un certain CdG, le moyeu de la puissance et du mouvement, duquel tout dépend. C’est le point contre lequel toutes nos énergies devraient être dirigées ». « La première tâche de la planification, dès lors, consiste à identifier les centres de gravité de l’ennemi et de les réduire à un seul… ».
Le Guidelines for Operational Planning (Directives pour la planification opérationnelle) de l’OTAN donne plus de détails, en reprenant la définition de Clausewitz : « Les centres de gravité existent aux niveaux stratégique, opératif et tactique, et constituent le moyeu de la puissance et du mouvement duquel tout dépend, ou le point contre lequel toutes les énergies devraient être dirigées. Le CdG est cette caractéristique, capacité ou lieu à partir duquel une nation, une alliance, une force militaire tire sa liberté d’action, sa force physique ou sa volonté de combattre. Le CdG de la force ennemi est cet aspect de sa capacité totale qui, s’il était attaqué et détruit, éliminé ou neutralisé, conduirait soit à sa défaite inévitable soit à son désir d’entamer des négociations de paix. Inversement, la destruction, l’élimination ou la neutralisation de son propre CdG mènerait à sa propre défaite inévitable. Un CdG peut comprendre : la masse des forces ennemies ou leur structure de commandement, l’opinion publique, la volonté nationale ou la structure d’une alliance ou d’une coalition. L’essence de « l’art opératif » consiste à être capable de diriger des actions interarmées contre le CdG de la force ennemie qu’elle cherche à protéger, et simultanément à protéger son propre
CdG ».
L’étude du CdG a pour finalité d’identifier pour atteindre ou protéger les vulnérabilités critiques d’un acteur, c’est-à-dire celles qui sont susceptibles de mettre à mal les capacités essentielles qui lui donnent sa puissance, sa liberté d’action ou sa volonté de combattre . Le CdG peut être, selon le niveau d’analyse (stratégique, opératif ou tactique), d’ordre strictement militaire, économique, politique, géographique ou psychologique . L’étude des centres de gravité doit donc être faite après l’analyse de l’environnement, pour obtenir des résultats utiles et focalisés sur la situation en question. Il est nécessaire de tenir compte du fait qu’un CdG peut changer dans le temps, notamment si les buts de l’acteur évoluent, si la mission change de caractère, si l’un des acteurs évolue structurellement ou si la situation elle-même change substantiellement .
En situation de conflit asymétrique, Olivier Kempf souligne que l’analyse de la mission à l’étape de la planification mérite des ajustements théoriques. En effet, selon ce général de brigade en 2e section, si l’analyse de la mission est composée d’un certain nombre d’étapes (analyse de l’environnement, de l’intention de l’échelon supérieur, des limitations de planification, des facteurs, des forces et faiblesses, puis identification du CdG, des points décisifs, des tâches à accomplir, des objectifs, de l’état final recherché et des critères de succès), l’essentiel consiste à identifier le CdG. L’art opératif consiste alors à relier des points décisifs qui, atteints successivement, permettent de construire une ligne d’opération qui atteindra le CdG de l’ennemi.
Alors pourquoi ce qui parait bien construit au niveau théorique ne permet pas aux forces engagées d’« en finir avec » l’hydre du terrorisme ?
Le bilan macabre des terroristes mis hors d’état de nuire, la restriction de leur liberté d’action ainsi que la désorganisation des différents réseaux, le démantèlement de plusieurs de leurs bases, la perturbation de leurs flux logistiques, l’assèchement de certaines sources de financement ainsi que l’interdiction de couloirs de trafic … n’ont pas amélioré la situation sécuritaire sur le terrain. Nous pouvons donc tirer la conclusion selon laquelle nous avons des difficultés à obtenir un « effet majeur » sur le CdG de l’ennemi que nous avons en face. La définition réglementaire de l’effet majeur est la suivante : « effet à obtenir sur l’ennemi, en un temps et un lieu donnés. Sa réussite garantit le succès de la mission. ».
Peut-être que l’une des difficultés propres à nos forces réside dans le fait que les grilles de lecture que nous appliquons à la compréhension de ce qui se passe ne sont pas adaptées aux réalités du Sahel. L’ « occidentalité » de nos approches ne nous permet pas de cerner des intentions qui nous échappent partiellement ou même complètement.
Niagalé Bagayoko, spécialiste de la gestion des conflits et présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), invite d’ailleurs les Africains à s’émanciper d’un grand nombre de paradigmes tels ceux articulés autour de la concurrence d’États-nations, de l’expérience de « pénétration pacifique » menée par Lyautey et Gallieni, de l’approche contre-insurrectionnelle théorisée en particulier par David Galula, du concept américain de « conflit de basse intensité » et de ses diverses déclinaisons, tout comme des approches de lutte antiterroriste qui tous se révèlent encore aujourd’hui en décalage avec les menaces à la fois internes et transnationales qui caractérisent l’environnement sécuritaire africain . Elle propose de s’approprier cette formule du général Babacar Gaye, « il faut savoir comment Askia Mohamed gérait son empire autant que comment Napoléon a gagné à Austerlitz ». Il s’agit d’un effort de révision de nos doctrines pour mettre fin à l’acculturation à tous les niveaux décisionnels : stratégique, opératif et tactique.
L’analyse du CdG en conflit asymétrique selon Olivier Kempf semble suggérer que le CdG du mal qui frappe le sahel réside dans le délitement de la société elle-même, qui est la seule à pouvoir faire le lien entre les différents acteurs, de façon décentralisée et « réticulaire », et à identifier formellement les enjeux territoriaux et les idéologies obscurantistes qui sont au cœur de la systématisation de la terreur.
À ce jour, nous avons une histoire militaire conséquente pour penser la guerre par nous-même. Non seulement en termes de retour d’expérience, mais aussi en tant que point de départ d’une science militaire qui prenne en compte les dynamiques et les perspectives locales. Il s’agit d’une approche transversale pour appréhender la guerre en tant que phénomène, selon des prismes à nous, avec l’implication d’acteurs aux expertises variées. Joe Strange, professeur de stratégie militaire à la U.S. Marine Corps University et au Marine Corps War College qui a beaucoup travaillé sur le concept de centre de gravité est un enseignant chercheur civil. Des enseignants chercheurs comme Ra-Sablga Seydou Ouedraogo ou encore Abdoul Karim Saidou et beaucoup d’autres font un travail remarquable sur les questions de défense et de sécurité. Il appartient à l’institution militaire d’encourager l’intellectualisation de la pratique militaire. Une approche participative et inclusive a permis l’élaboration de la Politique nationale de sécurité démontrant que la stratégie militaire est le fruit de regards croisés. Un Centre national d’études stratégiques en défense et sécurité est en création. Mais il faut aller plus loin pour aboutir à lien fort, permanent et pérenne entre la réflexion universitaire voire profane et l’institution militaire.

Alain Sara
Auteur du livre Stratégie de sécurité économique pour le Burkina Faso
saraalain.bf@gmail.com
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