L’idéologie est à la politique ce que la doctrine est à la religion. Pour Denis Dambré, auteur des lignes qui suivent, toutes deux ont la particularité d’offrir aux personnes en quête de vérité absolue les certitudes apaisantes dont elles ont besoin pour vivre. Mais, ce faisant, elles peuvent aussi ancrer en ces personnes les racines d’un aveuglement à la mesure de leur conviction intime. Car, à chercher l’absolu dans un monde de relativité, on s’expose à tourner le dos à la rigueur d’une démarche rationnelle authentique qui exige de toujours laisser un peu de place au doute.

La romancière franco-sénégalaise, Fatou DIOME, a écrit dans "Impossible de grandir "ce passage qui donne à réfléchir : « C’est peut-être ainsi que naissent les religions, les sectes et divers mouvements d’opinion ? Quelqu’un se lève avec aplomb et déclare : Je sais... Et les autres, trop modestes ou assez naïfs, le suivent en disant : C’est lui qui sait... propagent ainsi le message qui, petit à petit, se répand comme un virus et rallie les foules derrière le guide autoproclamé. »
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi j’avais du mal à me faire à la discipline d’un parti politique où de quelque mouvement d’opinion dont les règles sont dictées d’en haut. Je ne supporte pas durablement les guides autoproclamés. Mon attachement à la liberté de penser est si viscéral que je ne puis me plier à réfléchir dans un cadre préétabli. Par ailleurs, je suis si porté à l’empathie à l’égard de mes adversaires que le discours convenu et souvent empreint de mauvaise foi de beaucoup de personnalités politiques ne me convient guère. Pour moi, l’adversaire n’est pas un ennemi. Je partage la célèbre phrase d’Antoine de Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis ». C’est le propre de toute démarche scientifique. On discute, on se dispute même. Mais, au fond de lui, chacun laisse une porte ouverte à la part de lumière de l’autre.
En politique comme en religion, le raisonnement n’emprunte pas toujours les chemins de la rationalité scientifique. Du moins, il ne les emprunte que lorsque ces chemins sont bien circonscrits dans le cadre fixé par le parti ou par le guide, par le gourou ou par la hiérarchie communautaire. L’individu se dépouille ainsi de sa faculté de jugement de peur infantile d’être exclu ou excommunié. Autrement dit, par crainte d’être disqualifié pour recevoir les « plats cuisinés » des idées toutes faites qui dispensent de penser par soi-même.
On sait par exemple que, dans certaines institutions religieuses, la lecture de certains penseurs est soumise à autorisation de la hiérarchie, voire purement et simplement interdite, de peur que les bonnes âmes malléables
« se pervertissent ». Cela n’est pas fait pour moi. Il en est de même en politique où l’on passe son temps dans l’opposition à critiquer le pouvoir en place et inversement.
Le premier ministre français, Edouard Philippe, qui est passé de la gauche courant Michel Rocard à la droite tendance Alain Juppé pour finir dans le « ni gauche ni droite » d’Emmanuel Macron, raconte dans son livre, "Les hommes qui lisent", le sectarisme dont il a été témoin et quelquefois victime en politique.
Au début des années 1990, alors qu’il était étudiant à Sciences Po et encarté au parti socialiste, il s’était lancé par curiosité dans la lecture de "La Route de la servitude", un livre de l’économiste libéral Friedrich Hayek. La réaction indignée de ses camarades de gauche qui n’avaient pourtant jamais lu le livre ne se fit pas attendre. Il écrit : « Je me souviens des réactions consternées de certains de mes amis lorsqu’ils me découvraient en train de lire le livre à la bibliothèque ou lorsque je le transportais avec moi. Ils étaient horrifiés ».
Et Edouard Philippe d’interroger : « Et si, pour se faire un avis, il fallait lire un peu au-delà de sa zone de confort ? ».
Ce récit est révélateur de la dichotomie entre l’approche scientifique du réel et l’approche idéologico-doctrinaire. Pour le tenant de l’approche scientifique, connaître le point de vue de l’adversaire et admettre qu’il puisse contenir une parcelle de vérité permet de progresser soi-même dans sa pensée.
Pour l’idéologue ou le doctrinaire, le point de vue de celui qui ne pense pas comme lui est d’office disqualifié et non-recevable. J’ai toujours été surpris de voir reprocher aux femmes et aux hommes politiques d’avoir changé d’opinion sur tel ou tel sujet. Comme si le changement était en soi mauvais alors même qu’on sait depuis le philosophe Héraclite que tout, y compris l’être humain, est en perpétuel changement : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».
C’est toute la différence établie dans "La Voie" par le sociologue Edgar Morin entre une théorie et une doctrine : « Une théorie, scientifique ou non, est vivante dans la mesure où elle est capable de répondre à ses critiques par une argumentation pertinente ou cohérente, dans la mesure où elle peut rendre compte des faits qu’on lui objecte et éventuellement les intégrer en se modifiant. Lorsqu’il est démontré qu’elle cesse d’être pertinente, elle accepte sa propre mort. Le propre d’une théorie scientifique ou seulement vivante est la biodégradabilité. Alors qu’une doctrine refuse la mort en se fermant aux arguments contraires, en se référant toujours à la pensée infaillible de son fondateur (‘’comme a dit Freud’’, ‘’comme a écrit Marx’’, etc.). »
Cette distinction éclaire le fonctionnement intellectuel des doctrinaires. Convaincus de la justesse présumée d’une idée, ils refusent tout dialogue qui pourrait remettre en cause leur conviction. Leur fonctionnement intellectuel est similaire à celui des intégristes religieux. Pas de place au doute quant à l’objet de leur foi. A l’opposé, le théoricien croit en sa thèse jusqu’à ce qu’on lui démontre le contraire. Il est ouvert aux thèses opposées dès lors qu’elles reposent sur des arguments scientifiques recevables. Car, il a conscience que ces thèses opposées l’aident aussi à progresser sur le chemin de la connaissance de la vérité.
D’une manière générale, si l’on n’y prend garde, la pensée de groupe tourne vite à la pensée doctrinaire. Sous la houlette du leader, elle devient vite un registre de dogmes que seuls lui-même et ses favorisés s’autorisent à faire évoluer à leur gré. Le gourou d’une secte peut modifier les dogmes et les règles en vigueur au sein de la secte, mais pas ses ouailles. De même, le dirigeant d’un parti et ses proches du bureau politique peuvent infléchir la ligne de conduite du parti, mais pas les militants de base si leur point de vue n’est pas conforme à celui des dirigeants. Un adepte de l’approche rationnelle et scientifique ne peut se satisfaire d’un fonctionnement idéologico-doctrinaire.

Denis Dambré,

Proviseur de lycée (France)