Quelles sont les traits caractéristiques de l’être humain ? Les philosophes ont souvent cité la pensée, le langage ou le rire. En rapprochant deux textes écrits avec trois siècles d’écart, un passage des Pensées de Pascal avec un roman de Vercors, Denis Dambré fait ressortir un autre trait typiquement humain : l’invention de mythes et de fausses explications pour apaiser l’angoisse suscitée par l’ignorance des choses. Un texte qui fait écho avec l’actualité lorsqu’on pense à toutes les fausses explications et à tous les faux remèdes qui circulent sur le coronavirus.

Dans les Pensées, le philosophe Blaise Pascal (1623-1662) écrit dans le chapitre
« sur l’esprit et sur le style » ce passage assez éclairant sur la nature humaine :
« Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc. ; car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir ; et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur, que dans cette curiosité inutile. »
Ainsi, pour Pascal, lorsque les humains ne savent pas la vérité sur un phénomène étrange, ils sont si inquiets qu’ils développent des explications, même fausses, pour se rassurer. Car ils préfèrent être dans l’erreur plutôt que dans l’incapacité de comprendre une chose. Je trouve ce passage admirable de lucidité, car il explique l’origine des mythes, ces récits fictifs dont la fonction sociale est d’apaiser l’angoisse existentielle des humains.
Ecrit en 1654, le passage des Pensées rappelle la thèse fondamentale d’un roman de l’écrivain Vercors (1902-1991) publié en 1952 : Les animaux dénaturés. Partie en Nouvelle-Guinée à la recherche du chaînon manquant (missing link) dans l’évolution du singe à l’homme, une équipe pluridisciplinaire de scientifiques découvre une colonie de quadrumanes, donc de singes, sachant rire et enterrer leurs morts. L’observation scientifique révèle que l’espèce se situe exactement entre le singe et l’homme. D’où le néologisme de tropis (contraction d’anthropes et de pithèques) forgé pour désigner ces quadrumanes.
Se pose alors une question : faut-il les classer parmi les humains ou parmi les singes ? Car de la réponse à cette question dépend la façon dont on les traitera. Un homme d’affaires voit déjà en eux une réserve de main-d’œuvre ; un prêtre se demande s’ils sont dotés ou non d’une âme et s’il faut les baptiser pour purifier leurs âmes du péché originel… Au fil du roman, s’engage une discussion philosophique sur ce qui distingue l’homme de l’animal. Il en ressort peu à peu que, comme pour Blaise Pascal, le refus de l’ignorance et la capacité à créer des mythes pour combler l’absence de réponses à ses interrogations sont des traits typiquement humains.
Sir Peter, l’un des personnages du roman, dit ceci : « L’animal regarde, il observe, il attend de voir ce que telle ou telle chose fera ou deviendra, mais… c’est tout. Si l’objet disparaît, la curiosité disparaît avec lui. Jamais de ces… de ce refus, de cette lutte contre le silence des choses. C’est qu’en réalité sa curiosité est restée purement fonctionnelle, elle n’a pas réellement trait aux choses en elles-mêmes, mais seulement aux rapports que celles-ci ont avec lui : il reste constamment mêlé à elles – mêlé à la nature, fibre par fibre. Il ne s’abstrait jamais des choses pour les connaître ou les comprendre du dehors… ».
Je ne saurais dire si Vercors avait lu ou non les Pensées de Pascal avant d’écrire son roman. Mais si l’on applique à ces deux écrits la théorie intertextuelle développée par Gérard Genette dans Palimpsestes, on pourrait affirmer que le passage cité des Pensées constitue l’hypotexte du roman philosophique de Vercors qui en serait l’hypertexte. Tous deux développent en effet la même thèse.
Ainsi, la pensée, le langage ou le rire ne constituent pas les seuls traits caractéristiques de l’humain, comme on l’a souvent dit. « La curiosité inquiète des choses » (Pascal), « la lutte contre le silence des choses » (Vercors) et la propension à créer des mythes pour réguler son angoisse existentielle sont, elles aussi, le propre de l’homme.

Denis Dambré
Proviseur de Lycée
(France)
Kaceto.net