La dimension internationale du conflit libyen n’a cessé de s’étoffer depuis l’intervention de l’OTAN en 2011 et le renversement du régime de Kadhafi. En avril 2019, elle apparaît au grand jour tandis qu’une offensive militaire est initiée contre Tripoli. La guerre en Libye est celle de deux camps rivaux : le Gouvernement d’union nationale (GUN) et l’Armée nationale libyenne (ANL). La résolution du conflit est entravée par les initiatives des puissances européennes, la politique feutrée de la Russie, et le retrait américain. La paralysie des Nations unies qui en résulte a permis la concrétisation des ambitions de la Turquie, du Qatar, de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et de l’Egypte. Ces derniers sont devenus, par la force des choses, les principaux parrains de la violence en Libye. Les leviers par lesquels ils influent sur le cours des événements sont multiples : financement de groupes islamistes, armements, et campagnes de désinformation.

L’intervention des puissances régionales en Libye résulte, entre autres, d’une confrontation idéologique. La problématique madkhaliste étudiée au niveau national – objet d’une précédente note – se pose également au niveau régional. L’hypothèse défendue était la suivante : la mouvance peut contribuer à renforcer un camp au détriment de l’autre mais elle n’a pas la capacité de mettre un terme au conflit en raison de l’implication d’une multitude d’acteurs nationaux, armés et financés par des puissances étrangères. A travers le madkhalisme s’expriment, en partie, les rivalités idéologiques entre, d’une part, les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Egypte et, d’autre part, le Qatar et la Turquie. Cette rivalité, qui apparaît au lendemain des révolutions arabes, s’est particulièrement exacerbée en juin 2017 lors de la crise des Etats du Golfe . L’enjeu étant pour ces puissances régionales d’asseoir leur conception d’un régime politique et de répandre celle-ci dans le monde musulman.

Cette note a pour objectif d’étudier l’influence des puissances régionales (Emirats arabes unis, Egypte, Arabie saoudite, Qatar et Turquie) en Libye à travers deux éléments. Le premier s’attarde sur l’instrumentalisation des mouvements islamistes, dont les madkhalistes font partie. Le second s’intéresse aux soutiens apportés à la Libye par les pays susmentionnés dans le contexte des rivalités régionales .

Egypte : l’influence à double tranchant des madkhalistes et la sécurisation des frontières
Le président Abdel Fattah Al-Sissi est un indéfectible soutien du maréchal Haftar depuis la constitution des forces armées libyennes (ANL) . Les deux militaires partagent une hostilité profonde à l’égard des mouvements islamistes, fréquemment associés, dans leurs discours, aux groupes salafistes djihadistes. La détérioration de la situation sécuritaire en Cyrénaïque, avec la présence de groupes salafistes djihadistes aux frontières égyptiennes – notamment dans les villes de Derna et Benghazi –, a conduit l’Egypte à fournir un important soutien militaire et diplomatique à Haftar dans le cadre de la lutte anti-terroriste .

En 2014, le rapprochement avec l’Egypte s’opère lorsque Khalifa Haftar rejette le Congrès général national dominé par les Frères musulmans. Unis par leur opposition contre ces derniers, le président Al-Sissi offre un appui logistique à Haftar pour mener une opération contre les groupes islamistes et djihadistes en Cyrénaïque. Le Caire fournit financements, armes, et combattants à l’ANL . En mai 2017, l’aviation égyptienne mène des frappes sur le sol libyen à Derna en représailles d’une attaque perpétrée en Egypte le jour même . Cet incident illustre la volonté qu’a l’Egypte de sécuriser sa frontière ouest. En avril 2019, Al-Sissi est aux côtés d’Haftar lorsque ce dernier lance l’offensive sur Tripoli. Depuis, l’Egypte n’a cessé de lui apporter un soutien direct et indirect, en permettant notamment la livraison d’armes par Abu Dhabi via son territoire.

En Egypte, le courant madkhaliste est introduit par le sheikh Osama El-Qoussy, qui en devient une figure centrale dans les décennies 1990 et 2000. Il dirige la lutte contre d’autres représentants de courants salafistes, principalement au Caire puis à Alexandrie . Dans les années 2000, El-Qoussy s’éloigne du salafisme et est remplacé par Mohamed Said Raslan. En 2011, lors des soulèvements contre le président Hosni Moubarak, les madkhalistes s’opposent fermement aux manifestations, perçues comme une rébellion contre le pouvoir en place et une conspiration étrangère pour diviser l’Egypte. Ils appuient la candidature de Gamal Moubarak, fils du président déchu . En juillet 2013, des sheikhs relevant de cette mouvance appellent les Egyptiens à soutenir l’armée contre les manifestations favorables au président Mohamed Morsi, élu en 2012 et membre des Frères musulmans .

Au début de l’offensive contre Tripoli en avril 2019, un sheikh madkhaliste égyptien, Khaled Mohamed Othman, a relayé l’appel de Rabi Bin Hadi Al-Madkhali à rejoindre les rangs du maréchal Haftar . Il a déclaré également sur les réseaux sociaux qu’Haftar menait un djihad juste contre les kharijites (entendu comme dissidents) et mercenaires et a appelé à lutter contre les soupçons propagés par les Frères musulmans . Au mois de janvier 2020, une autre figure madkhaliste égyptienne, Talaat Zahran, aurait apporté son soutien au bataillon 604. Ce dernier a rallié les forces de l’ANL quelques jours plus tôt, lui permettant de prendre le contrôle de Syrte . Khaled Mohamed Othman publiera, au lendemain de la prise de la ville côtière, un message audio se réjouissant de l’opération militaire et mettant en garde la Turquie .

Ainsi, le soutien de l’Egypte ne se limite pas à une aide logistique mais se fait également via ces personnalités madkhalistes. Une question se pose toutefois : quel degré de contrôle les autorités exercent-elles sur ce courant en Egypte ? Selon Crisis Group, son influence en Libye dépend en partie des relations entretenues avec des acteurs extérieurs, précisément Riyad et Le Caire. En Egypte, une importante communauté de ressortissants libyens est présente à Alexandrie, où le courant est particulièrement bien implanté. Inversement, le gouvernement égyptien s’inquiéterait de l’influence grandissante des madkhalistes en Libye et des répercussions qu’ils pourraient avoir en Egypte. Ainsi, en septembre 2018, Mohamed Said Raslan se serait vu interdire de prêcher par les autorités égyptiennes . Cet incident laisse à penser que les autorités égyptiennes tenteraient d’exercer un contrôle plus strict sur le courant et que les communautés madkhalistes en Libye et en Egypte s’influencent mutuellement sans le concours de l’Etat.

A terme, la relation entre Haftar et les autorités égyptiennes pourrait se dégrader avec l’enlisement des combats à Tripoli qui durent depuis maintenant plus d’un an. L’absence de résultat concret a entraîné une participation plus forte des parrains régionaux au risque de menacer les relations entre ces derniers. Les affrontements en Libye pèsent sur les relations entre la Turquie et l’Egypte. La relation entre les deux pays s’est fortement dégradée après le renversement de Moubarak et le soutien d’Erdoğan aux Frères musulmans . Le 15 janvier 2020, quatre journalistes de l’agence Anadolu, dont un ressortissant turc, sont arrêtés par les forces de sécurité au Caire. Cet incident illustre les tensions entre la Turquie et l’Egypte sur le dossier libyen et les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale . En ce qui concerne les relations avec l’Egypte, certaines sources médias évoquent un transfert du dossier libyen aux mains des renseignements égyptiens et la possibilité de trouver un successeur au maréchal . En transférant le dossier aux services de renseignements, le président Al-Sissi témoigne de son inquiétude face l’incapacité de l’ANL à prendre le contrôle de Tripoli. Ainsi, l’Egypte réévaluera probablement à la baisse son soutien diplomatique à Haftar sans pour autant remettre en cause le partenariat noué ces dernières années et sur lequel repose la sécurité du pays.

L’axe turco-qatari : la défense d’un islam politique et pluraliste
La logique du soutien de la Turquie au GUN tient à la volonté du président Erdoğan de faire avancer la cause de l’islam politique sur la scène tant nationale qu’internationale. Le gouvernement de Tripoli incarne cet islam politique et pluraliste. Selon le chercheur Jalel Harchaoui, la présence d’un islam politique modéré où cohabitent des membres des Frères musulmans et des non-islamistes, qui plus est dans un riche Etat d’Afrique du Nord, est un symbole fort . Le rapprochement entre le Qatar et la Turquie dans le dossier libyen s’opère dans le contexte de la crise des Etats du Golfe en 2017. Il se traduit depuis par une intensification des échanges avec le GUN. En outre, l’aide de la Turquie pourrait être interprétée comme un moyen de compenser les critiques à l’égard du président turc et des dérives autoritaires de son régime .

La Turquie accueille depuis quelques années des commandants de groupes armés basés en Tripolitaine ainsi que des représentants de divers courants islamistes, notamment les Frères musulmans , qui servent ses desseins dans la région. Au mois de janvier, Ali Al-Sallabi, représentant libyen des Frères musulmans, explique dans un article publié par l’agence turque Anadolu, le rôle de l’empire ottoman dans la construction de l’Etat moderne libyen. Ce discours, prononcé alors que la Turquie intensifie son soutien au GUN, fait implicitement un parallèle avec la situation actuelle. Il justifie indirectement l’engagement de la Turquie auprès du GUN contre l’ingérence de puissances étrangères jugées « non légitimes » . Au même titre que les madkhalistes servent les intérêts du régime saoudien, la présence des Frères musulmans et la cohabitation avec d’autres factions politiques au sein des institutions du GUN renforcent la vision politique défendue par Erdoğan. Depuis la ville d’Istanbul, un membre influent des Frères musulmans, Oussama Al-Sallabi, frère d’Ali Al-Sallabi, s’adresse au bataillon 604 (des madkhalistes) et l’accuse de trahison après que ce dernier a annoncé avoir rallié les forces armées du maréchal Haftar .

L’intervention de la Turquie ne doit cependant pas être réduite aux seuls intérêts de l’influence religieuse. En effet, 25 % des expatriés turcs sont installés en Libye et les contrats d’entreprises turques se chiffrent à environ 18 milliards de dollars . Ainsi, il est fort probable que le soutien de la Turquie s’intensifie à défaut d’une intervention diplomatique extérieure venant sanctionner l’ingérence des parrains respectifs de l’ANL et du GUN.

Enfin, l’envoi de matériel militaire et la présence de conseillers en Libye, au même titre qu’en Syrie, permettent à la Turquie d’affirmer son statut de puissance régionale et militaire. Le soutien capacitaire turc au GUN est apparu de manière plus visible dans les médias durant l’été 2019 lorsque que les combats se sont intensifiés avec, entre autres, la fourniture de drones armés (l’ANL recevant le même type de soutien de ses parrains). Ces livraisons d’armements ont commencé dès la chute du régime libyen. Elles se sont intensifiées au gré des affrontements et dernièrement, en juin 2019, lorsque Erdoğan a admis ouvertement soutenir le GUN en Tripolitaine. Ainsi, un certain nombre de navires ont été arraisonnés dans les eaux internationales alors qu’ils se dirigeaient vers les ports de Misrata et Khoms. Cependant, l’aide turque va désormais bien au-delà des livraisons d’armes et du soutien logistique. Une bascule s’opère avec l’envoi de proxys en faveur de Tripoli. Entre les mois de décembre 2019 et janvier 2020, environ 2 000 combattants syriens ont été transférés à Tripoli pour participer aux affrontements . Au mois de mars, le nombre de combattants syriens présents sur le sol libyen était estimé à environ 4 000 .

Le rôle du Qatar dans le conflit libyen sera abordé dans une moindre mesure, son influence ayant été supplantée par celle de la Turquie ces derniers mois. L’émirat fait partie des Etats de la Ligue arabe à avoir, dès le début du conflit, soutenu puis pris part à l’intervention de la coalition conjointement avec les forces de l’OTAN en Libye . Le rôle prépondérant joué en 2011 par les Etats du Golfe, notamment le Qatar et les Emirats arabes unis, a été favorisé par le retrait précipité des Etats occidentaux. Il s’explique également par la volonté de mettre en place une stratégie de diversification économique (hydrocarbures et infrastructures).

En 2014, lorsqu’éclate la guerre civile, le Qatar et la Turquie se rangent du côté du Parlement à majorité islamiste, le Congrès général national, et de son pendant armé, Fajr Libya. Ce rapprochement a fortement contribué à la détérioration des relations entre les Etats du Golfe qui aboutira lors de la crise de 2017 aux sanctions et à l’embargo contre le Qatar. C’est dans ce contexte que se scelle l’alliance entre Doha et Ankara, liés par une affinité commune pour l’islamisme politique des Frères musulmans . Tout comme la Turquie, Doha reçoit de nombreuses figures libyennes appartenant au Groupe islamique des combattants en Libye et aux Frères musulmans, telles qu’Abdelhakim Belhadj et Ali Al-Sallabi . La création et le financement de médias locaux ont contribué à accroître l’influence du Qatar en Libye ainsi que dans la région. Via Al-Jazeera, Doha relaie les soulèvements populaires dans le monde arabe. L’émirat accueille et finance également une chaîne satellitaire libyenne, Free Libya . Depuis le début du conflit, il apporte un soutien financier et militaire aux groupes armés islamistes libyens. Récemment, le Qatar aurait, semble-t-il, financé l’achat de drones de fabrication turque à destination du GUN . La Libye est ainsi devenue le premier terrain de rivalité « armée » entre l’axe turco-qatari et l’axe saoudo-émirati.

La volonté de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis de façonner leur environnement immédiat pour mieux le contrôler
Un des vecteurs utilisés par l’Arabie saoudite, outre la diplomatie du carnet de chèques, est celui des madkhalistes. Le courant est devenu particulièrement influent en Arabie saoudite lors de la guerre du Golfe en apportant son soutien à la famille royale, qui avait autorisé le déploiement des troupes américaines sur son territoire . Par la suite, le mouvement s’est étendu à la faveur des organismes de bienfaisance et des chaînes satellitaires financés par le pouvoir. Des sheikhs saoudiens madkhalistes seraient également venus dispenser des enseignements en Cyrénaïque . Depuis Riyad, le fondateur, Rabi bin Hadi Al-Madkhali, a prononcé des fatwas incitant les madkhalistes à combattre les groupes salafistes djihadistes et les Frères musulmans. Cela sans pour autant se positionner clairement du côté du GUN ou de l’ANL. Les fatwas émises ont été souvent critiquées par les autorités religieuses de Tripoli. En 2018, le soutien d’Al-Madkhali devient plus explicite à mesure des succès de l’ANL en Cyrénaïque. En retour, Khalifa Haftar défend ouvertement les madkhalistes tout en soulignant leur croyance dans l’autorité de l’Etat et leur respect des institutions élues démocratiquement .

Le soutien apporté aux madkhalistes libyens et au maréchal Haftar s’explique par la volonté de contrer toute alternative politique susceptible de mettre en péril les régimes autoritaires du Golfe. Ainsi, « l’autoritarisme pluraliste » défendu par Erdoğan est perçu comme une menace aux régimes sunnites. Ce pluralisme existant en Tripolitaine est une forme de gouvernement que l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte ne souhaitent pas voir se développer dans leur proche voisinage. Ces régimes préfèrent, selon le chercheur Jalel Harchaoui, un pouvoir dictatorial .

En juin 2017, en pleine crise des Etats du Golfe, ces trois pays et Bahreïn publient un communiqué inscrivant des entités et individus qataris ou alliés au Qatar sur la liste des groupes terroristes. Parmi ces derniers figurent des membres des Frères musulmans en Libye, tels que la famille Al-Sallabi et le Grand Mufti Sadiq Al-Ghariani . L’objectif de ces sanctions est de contraindre le Qatar à rompre ses relations avec l’Iran et à abandonner sa politique de soutien aux mouvements islamistes. Une seconde liste est publiée par la Chambre des Représentants libyenne alliée à Haftar à l’encontre de ressortissants libyens accusés d’appartenir aux Frères musulmans ou à des groupes salafistes djihadistes .

L’aversion des Saoudiens pour les Frères musulmans s’explique par la même crainte de déstabilisation interne que pourrait provoquer une diffusion du mouvement dans son proche voisinage. Riyad s’est ainsi inquiété, tout comme Abu Dhabi, de l’influence croissante du courant en Egypte. La victoire de Mohamed Morsi en 2012 a encouragé les deux pétromonarchies à investir massivement pour fragiliser la présidence de ce dernier et prévenir l’émergence du courant chez son voisin libyen. Une autre crainte était de voir se fragiliser le lien sécuritaire établi entre les Etats-Unis, l’Egypte et l’Arabie saoudite si les Frères musulmans venaient à accéder au pouvoir. Le cas égyptien ayant servi de leçon, les pays du Golfe ont dès lors apporté un soutien matériel important au maréchal Haftar dans sa guerre contre les « islamistes et groupes terroristes ». Cette aide se matérialise au travers de financements et de l’envoi de conseillers et d’armements pour permettre à l’Armée nationale libyenne nouvellement constituée de mener des opérations en Cyrénaïque.

L’influence de l’Arabie saoudite se mesure plus concrètement lors de l’offensive de l’ANL contre la capitale au mois d’avril 2019. En effet, quelques jours avant son lancement, Khalifa Haftar effectue une nouvelle visite à Riyad durant laquelle les autorités saoudiennes promettent plusieurs dizaines de millions de dollars pour financer la campagne militaire . D’autres sources soutiennent que l’Arabie saoudite aurait sponsorisé le groupe Wagner pour combattre aux côtés de l’ANL . Par la suite, le rôle de Riyad est éclipsé par les Emirats arabes unis qui prennent le leadership dans la guerre contre Tripoli.

Selon Jalel Harchaoui, contrairement à la Turquie, le principal motif derrière l’intervention des Emirats arabes unis en Libye tient tout d’abord, là encore, à l’opposition à toute forme de pluralisme politique, notamment islamiste, puis aux intérêts économiques . Le cas des Emirats reflète l’affrontement idéologique entre, d’une part, les anciens régimes dictatoriaux des pétromonarchies, et, d’autre part, l’aspiration des citoyens et politiques d’instaurer un gouvernement civil élu . Les soulèvements populaires de 2011 ont été vécus comme un avertissement. Le régime émirati a lui aussi répondu parfois de manière violente en soutenant les forces militaires en Egypte et à Bahreïn et en parrainant des groupes armés au Yémen. Au final, cet argument idéologique a conduit les Emirats, au même titre que l’Arabie saoudite, à intervenir massivement en Libye.

L’aide des Emirats s’y traduit par un soutien capacitaire et diplomatique aux forces armées du maréchal Haftar. En 2016, Abu Dhabi initie des travaux d’extension du tarmac et d’aménagement d’une douzaine d’abris à la base aérienne d’Al-Khadim en Cyrénaïque. Depuis celle-ci, les Emirats mènent des frappes en soutien aux opérations de l’ANL à Benghazi et Derna. Des drones de fabrication chinoise auraient également été fournis par les Emirats . Ce recours aux drones a permis à l’ANL de prendre l’ascendant pendant un certain temps lors des combats à Tripoli. Toutefois, la vente de drones par la Turquie au GUN a fini par rééquilibrer le rapport de force. Les Emirats auraient également financé et organisé l’envoi de mercenaires soudanais, non sans difficulté, en Libye via la société Black Shield . D’après un rapport des Nations unies, environ 1 000 combattants des forces paramilitaires soudanaises Rapid Support Forces y auraient été déployés . L’influence des Emirats est telle qu’on leur attribue le refus des Etats-Unis d’investir Ramtane Lamamra pour succéder à Ghassan Salamé à la tête de la mission des Nations unies en Libye .

Enfin, les deux pétromonarchies seraient à l’origine de campagnes de désinformation depuis plusieurs années. Une étude conduite par l’Internet Observatory Cyber Policy Center de Stanford révèle que des campagnes en soutien à Haftar ont commencé en 2013 et observe une concentration des activités en 2019. Ces campagnes étaient menées sur les réseaux sociaux ainsi que dans la presse libyenne. La propagande pro-Haftar, entre autres, mettait en avant le professionnalisme des forces de l’ANL, faisait allusion à l’imminence de l’offensive contre Tripoli et établissait une comparaison entre Haftar et des figures de la résistance libyenne. A contrario, la campagne de désinformation accusait le Qatar et la Turquie d’ingérence, et les Frères musulmans de crimes en Libye. Au mois de décembre 2019 , une campagne visant à discréditer le GUN et à accentuer le sentiment anti-turc est initiée sur les réseaux sociaux avec le hashtag « Sarraj the traitor of Libya ». D’après les conclusions du rapport, les tactiques et hashtags utilisés concordent avec les intérêts géopolitiques et les précédentes campagnes menées par les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Egypte . Les campagnes de désinformation et de propagande font partie intégrante des conflits actuels. Face à cette guerre d’influence, les entreprises de réseaux sociaux renforcent leur contrôle sur ces nouveaux canaux de communication. En août 2019, Facebook a supprimé 775 comptes , pages et groupes sur Facebook et Instagram relayant des informations sur « les éventuels financements de groupes terroristes par le Qatar et la Turquie » dans le cadre du conflit en Libye . Ces comptes auraient été utilisés lors de deux campagnes distinctes initiées par les Emirats arabes unis et l’Egypte, et l’Arabie saoudite . Le soutien d’Abu Dhabi et Riyad depuis le début du conflit à Tripoli n’a cessé d’augmenter et de se diversifier, illustrant le vaste spectre de capacités et de moyens investis par les « parrains » régionaux dans le conflit en Libye.

Conclusion
Les divergences entre les puissances régionales sont apparues plus explicitement en 2014 au cours de la seconde guerre civile libyenne. Elles n’ont eu de cesse de se renforcer avec d’un côté le GUN, soutenu par la Turquie et le Qatar, de l’autre l’ANL, pourvue, entre autres, par les Emirats arabes unis, l’Egypte, et l’Arabie saoudite. Aujourd’hui, la violence a atteint un paroxysme avec des frappes ciblant indistinctement quartiers résidentiels et objectifs stratégiques ennemis, et l’envoi d’armements et de mercenaires par la Turquie, les Emirats arabes unis et la Russie.

Ce déchaînement de violence dans le contexte d’une crise humanitaire et sanitaire, depuis l’apparition du premier cas de Covid-19 en Libye fin mars, fait craindre le pire pour la population libyenne et les migrants. Cela d’autant plus que les « parrains » régionaux sont décidés à faire la démonstration de l’étendue de leurs capacités militaires. Face à cette escalade, le rôle joué par les madkhalistes ne semble pas décisif. Ils ne sont qu’un rouage dans la machine de la violence alimentée par les puissances régionales. Dans une précédente note , nous avions vu que leur allégeance reposait sur plusieurs facteurs d’ordre politique, économique, géographique, etc. La capacité des puissances régionales à faire basculer le rapport de force et les avantages qui en découleront constituent des motivations supplémentaires pour les madkhalistes et les autres groupes armés dès lors qu’il s’agit de rallier un camp ou un autre. Le risque de l’utilisation de tout courant islamiste par les puissances régionales réside dans l’escalade de la violence et le renforcement du sectarisme au détriment d’une réconciliation nationale. Le réel danger à l’heure actuelle est l’impunité dont bénéficient les puissances régionales en Libye. La poursuite des combats malgré la pandémie atteste de la faiblesse de l’influence des pays occidentaux – ou de leur volonté – à mettre un terme au conflit. L’imposition d’une trêve humanitaire est vitale à défaut de sanctions contre l’ingérence turque et émiratie. Elle offrirait aux Libyens un temps de répit pour faire face à la crise humanitaire après neuf années de conflit.

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