Pour l’économiste béninois Yacouba Fassassi, la nouvelle réforme opérée récemment par le gouvernement français décret sur la relation monétaire entre le F CFA de l’UEMOA, rebaptisé ECO n’est ni plus, ni moins qu’une duperie, car dit-il "l’économique ne se décrète pas".

Le franc CFA a été créé par décret signé par le général de Gaulle, en sa qualité du Président du Gouvernement Provisoire, par René Pleven, Ministre des Finances et Jacques Soustelle, alors Ministre des Colonies, le 25 décembre 1945. Toujours par décret, le franc CFA /eco a été recréé le mercredi 20 mai 2020 par le Président de la République française, Monsieur Emmanuel Macron. Sur le même continent africain, des pays souverains gèrent leur monnaie en s’appuyant sur les règles du marché comme le rappelle ici le Gouverneur de la banque centrale du Nigéria, Godwin Emefie : “à partir du 20 juin 2016, le taux de change va être purement dicté par le marché, un marché aussi transparent, fluide et efficace que possible”.

Tout semble se décider par décret dans nos vies, et dans la plupart de nos pays. Et surtout curieusement sur le terrain économique alors que l’économique ne se décrète pas ! Ainsi constate-t-on, par décret en conseil des ministres, la proclamation des taux de croissance vertigineux alors que l’économie réelle est dans les abysses avec la pauvreté abjecte et le taux de chômage à deux chiffres. La France, la puissance colonisatrice et colonialiste vient d’ouvrir en plein 21è siècle un nouveau chapitre dans “l’économique des décrets” pris en conseil des ministres pour la monnaie dont elle a toujours rêvée pour ses Africains : une monnaie arrimée à l’euro, monnaie unique européenne née elle d’un référendum au cours duquel les populations européennes blanches ont été consultées.

Certainement que la monnaie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux Nègres ! La nouvelle de la “réforme ” du franc CFA devenu officiellement “eco” au sortir d’un conseil des ministres français, sans aucun Africain, bien que, et comme lot de consolation, le communiqué ait été lu par une dame africaine, et sur les bords de la Seine, loin de l’Afrique, paraît pour le moins étrange. C’est à la télévision France 24 que la plupart de nos dirigeants (issus de nos votes démocratiques) auraient certainement appris la nouvelle de la naissance officielle de notre monnaie franc CFA pompeusement rebaptisée eco, un nom beaucoup plus moderne et “cool” !

Mais la réforme a accouché d’un mouton qu’on nous a généreusement offert mais tout en prenant soin de bien tenir la corde dans l’Hexagone au nom du principe de la fixité de taux de change de la “nouvelle” monnaie eco à sa tutrice l’euro, monnaie unique européenne. L’épitomé de cette réforme du franc CFA devenu eco c’est la réaffirmation de la fixité du taux de change de l’eco arrimé à l’euro, sa monnaie d’ancrage. Et c’est cet élément seul qui met à nu la duperie que recouvre ladite réforme.

Tout Africain né libre s’attendrait plutôt à la fin de la fixité et de l’ancrage de l’eco à l’euro, et ainsi à la fin de la servitude monétaire à laquelle nos pays africains ont été soumis depuis bientôt un siècle. Mais hélas ! ça continue sous le fallacieux prétexte que la parité fixe ou fixité de notre monnaie avec l’euro nous donne, selon l’Ecole de pensée économique d’Abidjan, “une monnaie forte et solide “. Mais en réalité, et contrairement à ce qu’on a tendance à faire croire, la fixité du taux de change d’une monnaie ne signifie pas stabilité de l’économie de ce pays et encore moins de sa monnaie.

De la même façon, si le gouvernement d’un pays décrète et prend un décret en conseil des ministres pour que tous les thermomètres existants dans le pays soient plombés et n’affichent que 36° (température normale du corps humain), alors personne ne saura s’il est atteint de Coronavirus ou s’il a un paludisme jusqu’au moment où cette personne sera emportée par la maladie. De la même façon, la fixité cache la réalité des maux et la nature des crises latentes des économies africaines arrimées à l’euro par décret pris en conseil des ministres (à Paris) tant que le mercure ne va pas suffisamment monter dans le thermomètre de nos économies malades jusqu’à faire casser ce thermomètre appliqué sur le corps de nos économies souffrantes.

Alors apparaitront les pires convulsions aux conséquences incalculables avec des arriérés de salaires de plusieurs mois, des arrêts sur tous les chantiers de travaux publics, le non respect des engagements extérieurs avec des échéances des dettes extérieures non tenues, des montagnes d’arriérés de dettes intérieures, en un mot la “somalisation” du pays. Adieu la démocratie, adieu l’Etat de droit, adieu les réformes économiques, sociales et institutionnelles. Tout tombe : adieu veau, vache… C’est alors et alors seulement qu’on se rendra compte que notre économie n’a jamais été solide et ne reflétait pas la réalité du marché, seul indicateur valable en science économique, et que le thermomètre plombé et fixé arbitrairement et “bureaucratiquement” à 36°, tout comme la fixité de taux de change de notre monnaie à l’euro n’était qu’une grande duperie, une fourberie institutionnelle !

La fixité de l’eco avec l’euro est une pure aberration économique. La fixité qui veut dire que l’eco est lié à l’euro par une parité administrativement fixée n’est pas du domaine de l’économique, c’est du domaine de “la science des décrets”, le “voodoo economics”. On décide en conclave, dans un couvent la valeur de la monnaie alors que la monnaie n’est pas un sujet technique, c’est un sujet hautement politique qui est intimement lié à la souveraineté d’une nation. Elle ne saurait être décidée par un individu ou un groupe d’individus par un décret fût-il présidentiel !

Seul le peuple souverain est détenteur de la souveraineté. Le peuple doit être consulté en matière monétaire.

La fixité d’une monnaie ne se traduit pas par la stabilité de son économie. En effet, en janvier 1994, il y eut la dévaluation du franc CFA, donc le taux de change, au lieu de 1 franc français =50 francs CFA, est devenu 1franc français =100 francs CFA.

l’ECO, la monnaie de la CEDEAO

Les avantages présentés aux Africains trouvent leur justification dans la stabilité de “leur” monnaie et on leur à fait croire que la fixité du franc CFA avec le franc français est équivalente à la stabilité du franc CFA. Comment alors expliquer que malgré la “stabilité” du franc CFA que lui confèrerait son lien avec l’euro, les investisseurs européens et français en particulier préfèrent aller investir au Nigéria, au Maroc et ailleurs en dehors de la zone franc ?

Pour citer quelques chiffres, les investissements directs étrangers ( IDE) français s’élevaient à 8,7 milliards d’euros au Nigéria, premier pays bénéficiaire en 2017, suivi de très loin par les grands pays franc CFA, la Côte d’Ivoire (2, 3 milliards d’euros) et le Sénégal (2,1 milliards d’euros). Par ailleurs, un autre avantage de la fixité agité par l’Ecole de pensée économique d’Abidjan serait que la fixité permet d’éviter les risques de change avec la zone euro et donc faciliter l’accès des produits africains au marché unique européen. Ceci aussi n’est pas vrai car cet accès reste limité par les mesures de protectionnisme permises à l’Union Européenne (UE) par les Accords de l’OMC (aussi bien pour les produits manufacturés que pour les produits agricoles).

En outre, les relations commerciales sont largement restreintes à l’exportation des matières premières, dont les prix sont à l’avantage des pays riches du Nord (termes de l’échange). On peut citer plusieurs exemples où la fixité du franc CFA a fortement pénalisé les exportateurs africains. Et ce sera la même chose après l’opération de cosmétique monétaire qui a accouché de l’eco.

Par ailleurs, on ne peut pas parler de garantie de cette parité entre l’eco et l’euro sans un important matelas de réserves de change. Et la Banque de France ne peut pas tirer sur ses propres réserves de change pour garantir l’eco des Africains ! C’est interdit formellement par le Traité de Maastricht (Article 3A, paragraphe 2, et la Décision 98/683/CE du 23 novembre 1998) que la France a régulièrement signé après consultation par référendum du peuple français. Donc l’argent une fois encore proviendra des comptes d’opérations rebaptisés pour la cause !

Au total, la nouvelle ancienne monnaie franc CFA /eco constitue à nos yeux une prime à la médiocrité et à la facilité car elle repose sur un système de manoeuvres frauduleuses et d’opacité institutionnelle par lequel les économies des pays membres de l’UEMOA sont gérées par télécommande de l’extérieur ; c’est de la litote de rappeler que tout ce système n’encourage pas la prise d’initiatives hardies pour nous libérer une fois pour de bon des chaînes de la servitude et de l’esclavage économique et monétaire.

En outre, ce comportement de facilité colle aussi à l’Africain la fausse image de paresseux pathologique et compulsif et de jouisseur congénital.

Quant à l’euro, il est né de la réalité économique entre les partenaires européens : la France est le plus important partenaire commercial de l’Allemagne : premier importateur des marchandises allemandes comme c’est le cas depuis 1961 et la France est parmi les trois plus importants exportateurs des marchandises vers l’Allemagne. Ces deux pays sont obligés d’utiliser une monnaie unique commune comme l’exige la théorie mundellienne de la zone monétaire optimale, (Optimum Currency Area ou OPTICA). Et c’est ainsi que l’euro est né ! Qui a invité les pays africains à aller jouer dans la deuxième division de la zone euro ?

La France n’est plus aujourd’hui notre principal partenaire commercial et l’Europe ne constitue pas avec les pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) une zone monétaire optimale ! Le bon sens économique enseigne qu’il faut utiliser la monnaie de son commerce extérieur ou l’utiliser comme monnaie d’ancrage. Dans notre sous-région et cela va sans dire, même s’il faut le rappeler de temps à autre, le Nigéria est notre principal partenaire commercial. Hélas, on ne choisit pas ses voisins ! Ce serait alors une erreur de vision prospective et de gestion macroéconomique à moyen terme de nos économies des pays de l’UEMOA que d’ignorer la réalité nigériane comme étant notre principal partenaire commercial, comme l’Allemagne l’a été et l’est encore, pour ses voisins de l’union européenne dont la France en particulier.

De ce fait, la monnaie nigériane, le naira, pourra valablement être considéré comme monnaie d’ancrage ou une des monnaies du panier de monnaies qui servira d’ancrage à la monnaie CFA/eco en lieu et place de l’euro seul, comme c’est actuellement le cas.

En conclusion, seule une grande rupture avec la création d’une monnaie souveraine, véritable Eco de la CEDEAO telle qu’elle a été envisagée par les Chefs d’Etat et de gouvernement de ce grand ensemble économique de notre sous-région, pourra ouvrir les voies vers un véritable développement et une émergence méritée. Il faut courageusement se rendre à l’évidence et tourner dos à l’économique des décrets qui entretient des illusions de la réalité où tout est décrété y compris le taux de change. Pendant ce temps le mercure monte dangereusement et le thermomètre risque de se casser. Ce sera la fin du “système des choses” et on se rendra compte du précieux temps perdu pour répéter une évidence : le franc CFA/, eco ne pourra jamais conduire nos pays sur la voie du développement durable et intégral. C’est une conviction d’économiste. Le franc CFA/eco, son système et l’idéologie qui le porte, nous condamne à un véritable travail de Sisyphe, un éternel recommencement alors que nous croyons que nous avançons sur la voie de la construction d’une économie de partage et de solidarité.

Dr Yacouba Fassassi, Économiste principal du Fonds monétaire international (Washington DC), à la retraite. Ancien Conseiller spécial des Présidents de la République du Bénin.