Le nouvel Accord de coopération signé le 21 décembre 2019, adopté en conseil des ministres du gouvernement français le 20 mai 2020, est une adaptation en conséquence de la coopération monétaire de 1973, par le changement de nom du franc CFA, la suppression du mécanisme de compte d’opérations et la transformation du rôle de la France en celui d’un garant financier. Au conseil des ministres de la France du 20 mai 2020, le projet de loi – 2986 – d’approbation de cet Accord de coopération a été autorisé et sera présenté à l’Assemblée nationale. FinancialAfrik a sollicité Abdou Cissé et Claude Mombo, experts du Groupe CISCO²NSULTING-SOLVISEO pour recueillir leur avis après une lecture approfondie de l’Accord de coopération et de ses annexes.
Entretien.

FInancial Afrik : La tentative de remplacer le franc CFA par l’ECO soulève les inquiétudes des anglophones d’Afrique de l’ouest, en particulier celles du Président Nigérian, Muhammadu Buhari. Cette situation préoccupe tous les Africains. Quelle en est votre lecture ?

Abdou Cissé et Claude Mombo : Nous souhaitons d’abord attirer l’attention de vos lecteurs pour préciser que nous livrons ici notre avis, lequel va au-delà de l’idéologie, de la géopolitique, de l’émotion et de la passion. Nos réponses sont plutôt mues par le pragmatisme, l’efficacité et la dimension objective des relations entre la France et les pays de l’UMOA. Nous restons donc ouverts à tout débat constructif. La CEDEAO est en projet d’une monnaie unique autonome depuis 1983, qu’elle a décidé de nommer ECO (diminutif d’ECOWAS) ; les Etats de la communauté ont clairement exprimé leur souhait d’éviter d’en faire un franc CFA bis. Les populations concernées tiennent à leur communauté économique et souhaitent même l’élargir à la CEMAC plutôt que d’assister à son implosion.

Le document en question, disponible sur le site de l’Assemblée nationale française se décompose en un exposé des motifs, un accord de coopération (signé par les Etats de l’UMOA et l’Etat français) et une étude d’impact (présentée aux parlementaires français). Selon la presse, le projet de loi ferait déjà l’objet d’interrogations au Sénat français. Qu’en est-il réellement ?

Les Sénateurs français ont émis des doutes sur la réalité de la fin des ‘irritants’, et la commissions des finances s’est interrogée sur les tensions entre l’UEMOA et la CEDEAO. Nous avons effectué une lecture approfondie des textes et la répétition des notions de Garant et Garantie (citées 28 fois dans l’Accord de coopération et autant de fois dans l’étude d’impact), a attiré toute notre attention. Ce rôle de garant financier de la France mérite d’être éclairci par une revue actuarielle du document.

Pourquoi une revue actuarielle ?

Cet Accord de coopération et ses annexes s’entendent comme un ensemble de clauses contractuelles (conditions générales). Le mot Garantie, étroitement lié à un engagement, un contrat, ou un traité, revêt une obligation légale ou contractuelle qui incombe à l’un des co-contractants. Une garantie, indissociable du concept de l’assurance, se manifeste soit par une couverture en jouissance (d’un droit ou d’un objet), soit par une protection et traduit souvent une indemnisation ou une exécution d’une obligation à la réalisation d’un évènement (risque). Une garantie assure l’exécution, voire le respect des termes d’un contrat. La branche actuariat s’inscrit dans la culture du risque, indissociable des notions de garantie et d’engagement qui intègrent tous les contrats d’assurance et de finance.

Aussi, l’assurance est l’une des rares disciplines qui s’évertuent à valoriser les clauses contractuelles, en leur donnant une pesée statistique, probabiliste et une dimension Actif-Passif. La revue actuarielle consiste à donner une interprétation technique et financière, intégrant le volet juridique, par une méthode d’analyse qui mène à la quintessence des clauses contractuelles.

Quelles sont vos premières impressions après la lecture de l’Accord de coopération et de ses annexes ?

Nous proposons dans un premier temps d’aborder les grandes lignes à retenir de nos réflexions avant de passer à l’analyse détaillée. La lecture approfondie nous projette aux frontières de l’assurance et de la finance. Selon notre interprétation des textes :

L’Accord de coopération présente l’Etat français comme un garant financier, avec une notion de garantie difficilement perceptible, une convention de garantie non encore publiée qui en dérive et une monnaie ECO qui appartient à la France ;
L’étude d’impact le présente comme un garant d’exécution d’une promesse de Porte-Fort (voir ci-dessous pour la définition), avec des clauses contradictoires à la substance du contrat. A travers cette promesse de Porte-Fort, le Trésor français est présenté comme une banque commerciale envers la BCEAO pour qui elle ouvre une ligne de crédit (je vous prête ou je vous prêterai et dès que vos réserves seront reconstituées alors vous me rembourserez) ;
La lecture croisée de l’Accord et de l’étude laisse entendre que l’Etat français prend toutes les dispositions qu’un assureur aurait prises pour gérer un contrat d’assurance, mais ne tarifie pas ses risques et ne provisionne pas pour leur couverture ;
En poussant notre analyse à l’ordre 2 et en tenant compte de l’historique des évènements relatifs aux Accords de coopération, l’Etat français se présente comme une banque de marché qui depuis plus de 50 ans, propose aux Etats de l’UMOA un produit dérivé sur matières premières ;
En résumé, le contenu de l’Accord de coopération n’offre pas une garantie au sens propre du mot ; la France propose aux Etats de l’UMOA (via la BCEAO) une autorisation de découvert (via le Trésor français). Il est nécessaire de rappeler que tel a toujours été le sens de la ‘garantie’ : une autorisation de découvert assujettie à des conditions de gestion de la politique monétaire stricte comme le taux minimal de couverture de l’émission monétaire de 20% ( les réserves de change doivent couvrir au moins 20% de la base monétaire).

Les conditions de fonctionnement du découvert ne figurent pas dans l’Accord signé mais seront détaillées dans une éventuelle convention de garantie (taux du découvert, durée maximum acceptée, contraintes d’amortissement, contreparties, à savoir aussi si des matières premières ne seront pas prises en compte) ; par ailleurs l’Etat français renonce à une contrepartie des réserves de change qu’elle détenait depuis 1973 (autorisation de découvert sans caution apparente).

La notion de garantie de convertibilité illimitée et inconditionnelle apparaît comme complexe à appréhender, y compris pour des experts qui se posent la question de savoir en quoi elle consiste. Pouvez-vous nous apportez votre éclairage sur ce point ?

En parcourant les dictionnaires de la langue de Molière, on peut noter deux types de garants qui peuvent se rapporter à l’Accord de coopération, en dehors du rôle de garant d’un assureur classique :

Un Garant Financier désigne une partie qui apporte une garantie financière lors d’une transaction. Autrement dit, le garant (physique ou moral) prend un engagement qui lui impose de servir de garantie. Se porter garant financier ne donne pas nécessairement lieu à une contrepartie financière (échange de flux financiers), mais présente des risques qu’il est important de mesurer.

Un Garant d’exécution d’une promesse de Porte-Fort, s’engage au profit d’un bénéficiaire, à ce qu’un tiers exécute une obligation ou un engagement. La promesse de porte-fort constitue une garantie de cette exécution ; la responsabilité du promettant sera engagée lorsque le tiers n’aura pas correctement exécuté l’obligation ou l’engagement. Se porter fort (être garant de Porte-Fort) ne donne pas nécessairement lieu à une contrepartie financière, mais expose le promettant à des dommages et intérêts au cas où le tiers n’exécute pas l’obligation ou l’engagement (*).

Par ailleurs, le terme Garantie, généralement en référence à un contrat d’assurance, donne lieu à une contrepartie appelée prime (échange périodique de flux financiers) ; l’assuré s’engage à payer une prime à la signature du contrat et l’assureur s’engage à régler un montant aléatoire (sinistre en cas de réalisation d’un évènement garantie).

L’article 2 de l’Accord de coopération présente la France comme un garant financier et précise un accès illimité des Etats membres de l’UMOA auprès du garant en cas d’épuisement des réserves officielles ; il définit bien l’évènement déclencheur de la garantie mais en même temps, renvoie à un texte subordonné (convention) qui doit préciser les modalités d’activation de la garantie ; le document n’est pas encore disponible.
Dans son paragraphe III, l’étude d’impact précise les objectifs de l’Accord ou convention en faisant état d’une garantie illimitée et inconditionnelle de convertibilité assurée par la France.
A ce stade de la lecture des documents, le rôle de la France (garant financier) dans un tel Accord ne peut être apprécié correctement ; mais l’instruction approfondie des clauses contractuelles permet d’apporter plus de précisions.

Dans le paragraphe VI-b de l’étude d’impact on peut retenir que l’Etat français s’engage au profit des Etats de l’UMOA, à ce que son Trésor prête à la BCEAO les devises nécessaires en cas d’épuisement de ses réserves officielles ; et les Etats de l’UMOA devront rembourser ce prêt à la reconstitution des réserves de change…La garantie de convertibilité ne relève pas d’une ‘garantie de l’État’ au sens de l’article 34 de la loi organique…..
Une interprétation de la garantie peut amener à la déduction que, la France a un rôle de garant d’exécution d’une promesse de Porte-Fort, car elle s’engage au profit des Etats de l’UMOA (les bénéficiaires), à ce que le Trésor français prête à la BCEAO (tiers protégé) les devises nécessaires en cas d’épuisement de ses réserves officielles. Plus précisément, la France brandit cette promesse de Porte-Fort comme une garantie qui dit que le Trésor prêtera à la BCEAO (exécutera l’engagement de prêter en cas de besoin). Aussi, l’Etat français n’engage pas sa richesse dans cet Accord de coopération (la garantie ne relève pas d’une ‘garantie d’Etat’).

En résumé de ces parties du texte, l’Accord présente un garant financier et l’étude d’impact précise que la France offre une promesse de Porte-Fort aux Etats de L’UMOA, à savoir qu’en cas de besoin, elle accepte d’accorder un prêt à la BCEAO via le Trésor ; ce découvert est illimité (en montant) et ‘inconditionnel’ (quels que soient les risques qui le déclenchent). Le Trésor français, qui n’est pas une institution financière, se positionne ainsi comme une banque qui autorise un découvert à son client la BCEAO, découvert dont les conditions de fonctionnement seront détaillées dans la convention de garantie comme nous l’indiquions plus haut. Seulement, lorsqu’une banque vous octroie un découvert (prêt), cela n’équivaut pas à vous donner quelque garantie que ce soit ; de plus, vous êtes tenus de rembourser ce prêt jusqu’au dernier centime. De là, on comprend que les rôles affichés explicitement dans les textes sont en réalité inversés : ce sont les Etats de l’UMOA qui accordent une garantie à l’Etat français et aux multinationales, à savoir la libre transférabilité de leurs avoirs sans risque de change.

Si l’on se réfère à l’ancien Accord (qui est encore en cours), les 50% de nos réserves de change représentent la contrepartie de la garantie de convertibilité. Comment expliquez que la France accepte dans le nouvel Accord de ne plus les détenir et maintien cette fameuse garantie ?

Comme l’Accord de coopération ne mentionne pas d’échange économique officiel sous forme de contrepartie (prime ou caution contre garantie), alors l’intervention de la France en cas de crise lui octroie de fait une propriété de la monnaie FCFA devant être baptisée ECO.

L’ECO qui est censé remplacer le FCFA, telle que définie dans l’Accord, appartient à la France et la contradiction est notoire ; d’une part, dans l’introduction de l’Accord de coopération, la France précise bien qu’elle prend en considération la résolution des Etats de l’UMOA visant à concrétiser le projet de monnaie unique de la CEDEAO, et d’autre part elle propose aux Etats francophones d’aller vers une monnaie qui lui appartient. Le Général De Gaulle disait que les Etats n’ont pas d’amis, mais uniquement des intérêts. Penser que la France est capable en 2020, d’apporter une ligne de crédit aux Etats de l’UMOA sans détenir une contrepartie financière tangible, relève d’un rêve.

Les 50% des réserves de change que détenait la France en contrepartie pouvaient être placées à des taux plus avantageux que ceux qu’elle sert aux pays africains jusqu’aux années 2016. Ceci n’est plus le cas car l’assouplissement quantitatif a engendré une convergence des taux vers zéro en Occident et la situation s’est dégradée depuis que la banque centrale européenne (BCE) est tombée dans le piège des taux d’intérêt négatifs. La France n’a plus d’opportunité à rémunérer les réserves de change des pays africains à des taux potentiellement supérieurs aux taux de marché. Ce qui peut expliquer sa concession sur la fermeture du compte d’opérations. Mais, elle détient toujours d’autres contreparties non mentionnées dans l’Accord et qu’on peut retrouver dans le coût de fabrication des billets CFA, l’entretien de la circulation monétaire, le stock d’or monétaire de la BCEAO déposé en partie à la banque de France, voire même d’éventuels droits de seigneuriage. Ceci sous-entend que les Etats de l’UMOA payent de réelles primes d’assurance ; pour l’illustrer, il faut d’abord déceler la position d’assureur de la France entre les lignes de l’Accord et de l’étude d’impact.

Par les Articles 5 et 6 de l’Accord de coopération, la France se définit comme un assureur car elle affirme couvrir un risque et devoir organiser des comités de gestion Actif-Passif périodiques (tenir des rencontres techniques organisées en tant que de besoin et se réunir à la demande de l’une des parties lorsque les conditions le justifient, notamment en vue de prévenir ou de gérer une crise).

Au paragraphe VI-b de l’étude d’impact, elle reconfirme sa position d’assureur et précise bien que le risque de réalisation de l’évènement garanti est très faible au point de ne nécessiter aucun provisionnement ; le texte précise bien que la France provisionne zéro euro dans la ligne budgétaire consacrée à la garantie.

En résumé de cette partie du texte, la France se positionne comme un assureur qui d’une part ne dévoile pas ses primes (ne tarifie pas ses risques) et d’autre part ne met pas en place la provision correspondante.

Que pourrait-on retenir sous forme de synthèse après votre lecture complète des documents en question ?

Nous sommes face à un contrat signé par les Etats de l’UMOA et l’Etat français, dans lequel ce dernier est représenté sous trois positions distinctes :

A travers l’Accord de coopération, l’Etat français précise aux Etats de l’UMOA qu’il est garant financier ;
Dans l’étude d’impact il précise à ses parlementaires qu’il est garant de Porte-Fort, à savoir qu’il a juste donné une promesse de se porter fort envers les Etats de l’UMOA, pour qu’en cas de besoin, le Trésor français leur Accorde un découvert ;
L’interprétation combinée des deux textes révèle que l’Etat français prend toutes les dispositions qu’un assureur aurait prises pour gérer un contrat d’assurance, mais ne tarifie pas ses risques et ne provisionne pas pour leur couverture.
Notre synthèse est la suivante : l’Accord de coopération et l’étude d’impact contiennent tous les termes combinant l’assurance et la finance (garant, garantie, convention de garantie, activation de la garantie, prêt, ligne de crédit, découvert, couverture du risque, risque de défaut très faible, comité de suivi du risque…..). Seulement, tous ces termes ont un et un seul dénominateur commun : le mot Assurance. En effet, tout ce qui est promesse, engagement, garantie ou vente à date aléatoire, à prix aléatoire, à quantité aléatoire, donne naissance à un passif incertain et se retrouve dans le concept d’assurance ; d’où l’objet d’une provision.

La Finance, depuis les années 70, a été sciemment complexifiée avec des clauses dont le contenu relève du métier d’assurance, mais gérée sans les contraintes d’assurance par les financiers. L’exemple typique est celui des produits dérivés sur le risque de défaut de crédit, bien connus sous le nom de CDS (Swap pour défaut de crédit) qui ne sont rien d’autre que des contrats d’assurance qui échappent à la sphère de contrôle d’une autorité assurancielle. En 2010, nous avions assisté à la manipulation de l’économie mondiale par ces produits dérivés, à travers une crise de la dette souveraine en zone euro, qui avait vu les Chypriotes payer à la place des spéculateurs et les Grecs en austérité destructrice au profit de Goldman Sachs et des Hedge Fonds. Le marché opaque de ces CDS régissait à lui seul la solvabilité des Etats de la zone euro. Tous ces faits illustrent bien que les banquiers manipulent très souvent des produits d’assurance qu’ils qualifient de produits financiers pour échapper au contrôle. L’Accord de coopération dont il est question, s’inscrit avec ses annexes dans le contexte de ces problématiques, à la frontière de l’assurance et de la finance ; toutefois, la France n’échappera pas à son statut d’assureur que la lecture des textes laisse entendre à travers une forme de traité de suzeraineté (**). Se présenter comme garant financier ou garant de Porte-Fort, en encaissant des primes, revient à porter une casquette d’assureur.

Peut-on déduire de vos diagnostics que la France est assimilable à un assureur comme AXA et son Trésor à une banque comme BNP Paribas ?

Axa commercialise des contrats d’assurance dans un environnement règlementé, avec un régulateur l’ACPR (autorité de contrôle prudentiel et de résolution) qui veille en continu sur les bonnes pratiques du métier, en particulier celles relatives à la tarification des produits et au provisionnement des risques. Comparée à Axa, la France est un assureur qui n’a aucun régulateur qui le contrôle. A l’image des banquiers, la France propose et échange des produits qui sont régis par la règlementation assurancielle, sans être soumise au contrôle approprié d’un régulateur. Il faut rappeler ce qu’Axa a vécu avec la Covid-19, preuve de la complexité du métier d’assurance. Le numéro un français qui pratique ce métier depuis plus de 200 ans, avait refusé de régler des sinistres en perte d’exploitation administrative pour des restaurateurs affectés par la Covid-19. Les deux Parties ne s’entendaient pas sur l’interprétation de certaines clauses des contrats, mais le tribunal a donné raison aux assurés ; la preuve que les professionnels de l’assurance peuvent avoir du mal à s’y retrouver, à plus forte raison des acteurs potentiellement non avertis.

On pourrait pousser l’analyse au second ordre pour se rendre compte que cet Accord de coopération dissimule un produit dérivé sur matières premières, sous forme d’option de vente (put) dont l’émetteur de la couverture (le Trésor français) règle le paiement (Payoff) par le biais d’un prêt qu’elle accorde aux bénéficiaires (les Etats de l’UMOA). Il s’agit d’un prêt contingent, indexé sur la baisse des réserves de change dont la volatilité est associée aux fluctuations des prix du pétrole (en majorité) et des prix des produits agricoles – cacao, coton, noix de cajou, etc. – sans oublier l’or et les autres métaux précieux. La déclinaison traduit un produit dérivé indexé sur matières premières, souvent sur le pétrole car, la baisse significative des réserves de change est étroitement liée aux fluctuations des prix du pétrole et que la prétendue garantie sera probablement appelée pour cause de ses effets ; rappelons-nous que ce fût le cas en 1973 (choc pétrolier qui aboutit à la révision des Accords de 1960) et en 1993 (chute des prix du pétrole qui entraîne la suspension temporaire de la convertibilité conduisant à la dévaluation de 50 % du franc CFA de janvier 1994). Donc, en prolongeant le parallélisme avec une banque, il s’avère que la France via son Trésor, propose aux Etats de l’UMOA depuis 60 ans un dérivé de matières premières en guise de couverture.

Dans le document de travail des universitaires français du Centre d’Economie de la Sorbonne intitulé « Le fonctionnement des comptes d’opérations et leur rôle dans les relations entre la France et les pays africains » et élaboré par Bruno Tinel (2016), on peut lire : « Ce qu’il convient de comprendre ici, c’est qu’il n’y a aucun mécanisme spécifique aux comptes d’opérations………. En effet, le Trésor français ne commence à ‘aider’ les Banques Centrales africaines qu’au moment où ces dernières ont procédé au ‘ratissage’ de toutes les devises détenues dans leurs zones respectives, notamment auprès des banques commerciales, et même du FMI. C’est seulement après ce ratissage que le Trésor met les euros à disposition des Banques Centrales. La seule fois où les réserves ont beaucoup diminué, en 1993, le processus a abouti à la dévaluation de janvier 1994. Drôle d’assureur que le Trésor ! » Comment expliquer vous cette dévaluation de 1994 ?

Retenons d’abord l’expression : ‘Drôle d’assureur que le Trésor !’ ; car cette qualification est tout à fait exacte. Comme vous pouvez le constater, la position d’assureur de la France dans le contexte du Franc CFA est confirmée par des universitaires français. Rappelons qu’avec l’Accord du 4 décembre1973 (qui est encore en cours), la prétendue garantie de convertibilité a eu successivement comme contrepartie 100%, 65% puis 50% des réserves de change. Ainsi, les Etats de l’UMOA ont toujours payé des primes d’assurance sous forme de revenu des placements de leurs réserves de change par la France.

Ainsi, les Etats de l’UMOA ont toujours payé des primes d’assurance sous forme de revenu des placements de leurs réserves de change par la France et au-delà même, à travers le coût de fabrication des billets, d’entretien de la circulation et d’éventuels droit de seigneuriage comme dit plus haut. Le 12 février 2020, la Commission des finances de l’Assemblée nationale française a consacré une séance de travail à cette réforme du franc CFA, annoncée le 21 décembre 2019. Au cours de cette séance, le représentant de la Banque de France a déclaré, je site : « La BCEAO est le deuxième client de la Banque de France, après la zone euro, pour l’impression des billets ». La BCEAO et la BEAC sont « ses deux principaux clients extérieurs de la zone euro et représentent plus de 40 % et même près de la moitié de son plan de charges sur l’avenir ». Ce sont des « clients importants pour l’avenir de cette activité en France ». Ainsi les Etats de l’UMOA payent réellement des primes d’assurance non tarifées.

Comme les français confirment eux-mêmes que la France est un assureur et que les Etats de l’UMOA payent bien des primes, alors la suspension temporaire de la convertibilité (qui a abouti à la dévaluation de janvier 1994) n’aurait pas dû avoir lieu si la France avait respecté le contrat signé. Quelle que soit sa conception de la garantie, elle aurait dû apporter les devises pour compenser l’actif nécessaire à la couverture du passif d’engagement des Etats de la zone CFA, valorisé avec la fixité convenue.

Comment le grand public devrait-il comprendre le fait que la France n’ait pas respecté le contrat en 1994, préférant dévaluer le CFA cette même année, et surtout que les Etats de la zone n’aient pas dénoncé ce contrat au vu du non-respect de ses clauses ?

On pourrait envisager l’une des deux raisons suivantes ou les deux à la fois :

La France a toujours conçu (et jusqu’aujourd’hui) que le risque de réalisation de l’évènement qu’elle garantit est très faible, raison pour laquelle elle n’avait pas provisionné pour sa couverture (on pourrait aussi s’interroger sur l’état de l’économie française à la fin de l’année 1993, début de la cohabitation gauche droite). Nous rappelons que l’assurance est un service Forward, sous forme de vente dans le futur, d’où la nécessité de mettre en place un provisionnement.

La France avait réagi par un mécanisme très subtil qu’on peut détailler en vision actif-passif. En effet, la suspension temporaire de la convertibilité en 1993 explique bien que la France avait refusé de respecter son engagement ; et dévaluer le franc CFA en 1994 consistait exactement à abaisser le passif dans le compte de gestion de la monnaie. En abaissant la valeur du passif, l’actif net du compte CFA devient positif (actif supérieur au passif) et la France n’avait plus obligation d’imposer au Trésor l’exécution de la garantie. Quant à savoir pourquoi ce contrat n’avait pas été dénoncé, une réponse a été relatée par l’ancien Président du Sénégal, Monsieur Abdou Diouf dans ses Mémoires : c’était soit la dévaluation soit une coupe de l’aide internationale et des prêts du FMI aux pays de la zone CFA. Les chefs d’Etats avaient-ils conscience de la teneur des contrats que le Général De Gaulle leur avait imposés depuis les années 60 ? Il est encore possible de dénoncer ce contrat car le sinistre de 1993, relatif à la suspension temporaire de la convertibilité, n’a pas été traité en bonne et due forme. En dévaluant le franc CFA de 50%, la France, assureur qui ne dit pas son nom, avait tordu le bras aux Etats de l’UMOA en leur faisant payer eux-mêmes le sinistre qu’ils avaient subi ; du grand art à inscrire dans les annales de l’assurance.

Quelle proposition feriez-vous aux Etats de l’UEMOA pour une couverture en cas de baisse significative des réserves de change ?

Prêter des devises à des pays qui ont des problèmes de balance de paiement est partie intégrante des missions du FMI. Aussi, cette notion de “garantie de convertibilité” n’a aucun sens en dehors des systèmes monétaires basé sur l’étalon-or ou l’étalon de change-or. Le contexte monétaire internationale est tel que la banque centrale européenne (BCE) n’a plus de mandat depuis 2008 ; elle a suspendu ses critères de converge que globalement ses pays membres n’ont jamais respectés depuis la naissance de l’euro ; elle est devenue une compagnie d’assurance et de réassurance qui n’encaisse pas de primes mais payent aux Etats membres tous les sinistres qui surviennent par le véhicule de la monétisation des dettes et des projets ; elle assure même les marchés financiers contre des baisses significatives. La FED des Etats Unis, les banques centrales d’Angleterre, du Japon et bien d’autres sont sur le même schéma.

Devant un tel contexte, les Etats africains ont le devoir de s’adapter par de réelles innovations monétaires, commençant par quitter l’esprit d’une couverture externe et aller vers la mutualisation de nos banques centrales. La CEDEAO doit créer sa monnaie ECO avec une banque centrale en représentation d’une mutuelle qui regroupent celles des Etats membres, en bâtissant un modèle monétaire spécifique aux réalités africaines. Cette création de l’ECO de la CDEAO ne doit pas attendre des respects de critères de convergences car dans ce désordre monétaire mondial créé par le dollar et l’euro aucun pays n’est capable de les respecter sans tricher. Le clan asiatico-russe s’en est sorti par la dé-dollarisation et la mise sur pied d’institutions communes. Les Etats de la CEDEAO doivent y aller par la volonté de vivre et de mourir ensemble. Tous les Africains doivent œuvrer pour que ce projet de monnaie ECO arrive à son terme avec un élargissement à la CEMAC, car le continent n’échappe pas à la guerre des monnaies. En effet, la dévaluation de janvier 1994 restera vue comme un événement monétaire certes, mais également historique et géopolitique, marqué par l’acceptation par la France d’une perte de souveraineté sans partage sur l’Afrique subsaharienne, en admettant un pilotage à deux de la zone franc avec les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale). Nous devrions prendre conscience que la guerre des monnaies s’abat sur le continent depuis plus de 60 ans et il nous faut s’unir pour résister.

Quel enseignement nos Etats devront tirer de votre exposé ?

Nos Etats, autant que nos entreprises africaines, doivent régulièrement effectuer une revue actuarielle de tous les contrats ou traités qu’ils ont signés avec d’autres parties, pour aller au-delà de la dimension juridique ; à l’exemple des contrats du Sénégal de type Eiffage (autoroute à péage), contrat sur le TER (Train Express Régional), contrat sur gaz et pétrole. Tous ces contrats contiennent des engagements à court, moyen ou long terme et dissimulent des passifs d’engagement qui, à l’échéance, se transforment souvent en passif de dette libellée en numéraire.

En guise de conclusion ?

La zone CIMA (conférence interafricaine des marchés d’assurance) doit commencer à regarder de près ces assureurs de taille exponentielle, sans agrément, qui commercialisent depuis plus de 50 ans des produits d’assurances sous forme de dérivé de matières premières, sans tarifer leurs risques (impose aux assurés des primes aléatoires), sans constituer de provision ni payer leurs sinistres. Il serait beaucoup plus opportun que ce ‘garant’, la France, invite ses partenaires occidentaux à reconstruire un ordre monétaire international en commençant par réguler leurs marchés financiers et leurs économies. Elle gagnerait beaucoup plus à éradiquer les paradis fiscaux qui abritent les biens de ses enfants, plutôt que d’inviter les Africains à la signature de tel type de contrat, en pêle-mêle, ficelé sur des tréteaux boiteux, et qui n’a pas apporté la moindre valeur ajoutée attendue sur le continent africain depuis en 60 ans.

De voir qu’en 2020, les Etats de l’UMOA s’accrochent encore à ce type de lien avec la France (car le Président Macron a bien précisé que la garantie de convertibilité est maintenue suite à une demande des Etats africains), se mesure comme une forme d’absence de respect envers le peuple africain. Ceci donne raison à mon frère panafricain Ndiouga, ivoirien, d’origine sénégalaise, qui murmure toujours que notre génération est témoin oculaire et auditif de la dépendance de l’Afrique subsaharienne et que les enfants de nos enfants ont une probabilité presque nulle de respirer dans l’environnement d’une Afrique indépendante. Mon frère camerounais C. W. Ekanga va plus loin en rappelant Abraham Lincoln : “On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps.”

Financial Afrik