Un curieux geste effectué par un homme politique a suscité l’incompréhension et enflammé la toile en janvier 2020. Petit rappel des faits.

Le 10 janvier dernier, le sultan d’Oman dans la péninsule arabique, Qabus ibn Saïd (79 ans), mourait après plus de 49 ans de règne. Conformément aux règles de succession en vigueur dans la monarchie omanaise, il avait laissé dans une enveloppe le nom de la personne de la famille royale qu’il désignait pour lui succéder. Il s’agissait de son cousin Haïtham ben Tariq qui occupait jusqu’alors le portefeuille de ministre du Patrimoine et de la Culture.

Le conseil de famille valida le souhait du défunt et, dès le lendemain, procéda à l’intronisation du nouveau sultan. De nombreux chefs de gouvernement ou leurs représentants furent invités à participer à la cérémonie d’investiture.

Or, une image furtive a retenu l’attention de nombreux internautes. On y voit le nouveau sultan refuser de serrer la main du prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed. Tollé sur les réseaux sociaux ! Les uns avancèrent que les deux hommes seraient en mauvais termes. Les autres supputèrent que des tensions étaient inévitables entre leurs deux pays. Comme l’expliquait alors le journal Jeune Afrique, nombreuses furent les personnes à croire à « une rebuffade qui allait déboucher sur une crise diplomatique ».

Pourtant, il n’en était rien. Il s’agissait tout simplement d’un geste coutumier courant dans le pays. A Oman, refuser dans une telle circonstance de serrer la main à son invité signifie qu’on est attristé de son départ et qu’on souhaite qu’il reste. Le refus de la main tendue était donc plutôt un geste amical de la part du nouveau souverain. Mais les téléspectateurs qui ne connaissaient pas la culture du pays ne pouvaient pas comprendre que la guerre de la poignée de main refusée n’avait de raison d’être que dans leur système de référence à eux.

Si je choisis de revenir sur ce fait en apparence banal, c’est simplement parce qu’il présente un grand intérêt pour tout observateur des comportements sociaux. Il révèle en effet que notre lecture des faits et gestes des autres renvoie à un système de valeurs et à un code de référence qui nous sont propres. L’éducation au sens général, c’est-à-dire dans son acception qui comprend les apprentissages informels du quotidien, dépose en chacun de nous une typologie de conduites sociales qu’il peut parfois à tort vouloir ériger en norme universelle.

C’est dire aussi que, de même qu’il existe une grammaire des langues, il existe une grammaire des comportements en société (gestes, manière de s’habiller, réaction lorsqu’on est destinataire d’un message etc.) dont l’analyse des règles contribue à l’explicitation de ce qu’on appelle communément la différence culturelle.

Des sociologues comme Erving Goffman, John Gumperz ou Pierre Bourdieu l’ont révélé dans leurs travaux respectifs. Cela vaut aussi pour des personnes appartenant à des classes sociales différentes au sein d’une même société. A titre d’exemple, la façon de dire ou d’agir de ceux qui appartiennent aux classes dites populaires n’est pas la même que celle des classes bourgeoises.

Les incompréhensions entre les humains naissent souvent d’une mauvaise lecture des intentions des autres. Surtout dans les échanges interculturels où le comportement d’une personne peut être mal interprété en raison d’une méconnaissance de son code social de référence.

Dans de nombreux pays africains par exemple, un enfant marque son respect vis-à-vis de ses parents ou des adultes d’une manière générale en baissant les yeux quand on lui parle. En Europe, ne pas regarder son interlocuteur dans les yeux peut passer pour un manque de politesse ou de franchise, voire pour du mépris ou de la rébellion. Je dis « peut passer pour », car cela dépend aussi de la capacité de l’interlocuteur à décrypter correctement le code social de référence de celui avec qui il échange pour lire avec justesse ses intentions cachées.

J’ai appris un jour dans un ouvrage d’ethnolinguistique que, dans certaines contrées asiatiques, lorsqu’on est reçu dans une famille et qu’on est prié de prendre place sur une chaise, on doit s’asseoir à la place indiquée sans changer l’emplacement de la chaise. Car bouger la chaise, c’est faire preuve d’une impolitesse caractérisée. Un peu comme si quelqu’un arrivait chez vous et se mettait à changer l’emplacement de vos armoires.

Plus près de nous, on sait que, chez les Mossi, il est inconvenant de croiser les jambes sur sa chaise ou dans son fauteuil lorsqu’on est étranger dans une famille. Car ce geste est le propre du chef de famille.

La différence de comportement des femmes lorsqu’un deuil survient dans une famille en Afrique et en Europe est également intéressante à observer. D’un côté comme de l’autre, on pleure évidemment. Mais les Européennes n’alertent pas l’entourage par des cris de deuil. Autant que possible, l’émotion reste contenue. Comme si, en dépit de la douleur d’avoir perdu un être cher, les lois de la bienséance pesaient de tout leur poids sur les personnes.

En Afrique par contre, les femmes peuvent davantage laisser libre cours à leur émotion. Mais, dans les deux cas, les hommes, eux, sont plus souvent dans la retenue. Car, dans de nombreuses cultures, on enseigne aux hommes dès leur tendre enfance à ne pas pleurer. Preuve s’il en est besoin que le bon usage de la bienséance dépend aussi du genre, de l’âge, de la catégorie sociale etc.

La signification sociale attribuée aux couleurs est également très instructive d’une culture à l’autre. En France, malgré les changements réguliers apportés par la mode, peu d’hommes osent porter une chemise rose. Car cette couleur est associée aux femmes. Le code d’usage des couleurs est si bien ancré dans l’inconscient collectif qu’il vient rarement à l’esprit d’un homme de s’habiller en rose. Sauf peut-être s’il est adepte de la mode ou s’il entend ainsi faire passer quelque message.

Dans son livre intitulé Stigmate, le psychosociologue Erving Goffman traite de ces signaux qui, dans le comportement des autres, nous offrent l’occasion de les stigmatiser comme anormaux au regard de notre normalité et de leur assigner une place différente de la nôtre. Il explique comment « nous bâtissons une théorie, une idéologie du stigmate, qui sert aussi parfois à rationaliser une animosité fondée sur d’autres différences, de classe, par exemple ».

Ces exemples de comportements sociaux apportent la preuve que notre agir quotidien nous est souvent dicté par l’environnement social et culturel. Nos règles de politesse ne sont pas celles des locuteurs d’autres langues, même s’il existe aussi des points de convergence. C’est pourquoi, on ne peut maîtriser parfaitement une langue étrangère en s’en tenant uniquement à l’acquisition de son vocabulaire et de ses règles de grammaire. Pour être en mesure de réagir de façon satisfaisante en situation de communication avec un locuteur autochtone, il faut compléter ces acquis linguistiques (qui ont leur importance) par l’appropriation des comportements sociaux qui leur sont attachés.

Denis Dambré
Proviseur en France
Kaceto.net