L’humour était l’une des caractéristiques de Thomas Sankara. A la relecture du livre-témoignage de son directeur du Bureau de Suivi des Organisations Non Gouvernementales (BSONG), Alfred Yambangba Sawadogo, ce trait de caractère est apparu avec force à notre chroniqueur, Denis Dambré. Il se propose ici de partager quelques anecdotes hilarantes. Une lecture qui fait du bien.

Ces derniers jours, j’ai relu un portait de Thomas Sankara dressé dans un livre paru chez L’Harmattan en 2001 sous le titre : Le président Thomas Sankara : chef de la Révolution burkinabé. Ecrit par Alfred Yambangba Sawadogo – auquel je tiens à rendre hommage pour la qualité, l’honnêteté et la sincérité de son témoignage –, l’ouvrage plonge le lecteur dans la vie quotidienne à la présidence au temps de Sankara. Car, en tant que conseiller, l’auteur côtoyait le président au quotidien. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour qu’il compte au nombre des victimes lors de son assassinat le 15 octobre 1987. En effet, comme à l’accoutumée, il devait le retrouver au terrain de sport. Mais, au dernier moment, il a été retenu par des journalistes étrangers venus justement solliciter l’autorisation de filmer le président lors d’une séance de sport.
Le livre d’Alfred Yambangba Sawadogo fourmille d’anecdotes qui permettent de suivre Sankara dans le quotidien de l’exercice du pouvoir. Je l’avais déjà lu peu après sa parution il y a vingt ans. Mais sa relecture ces derniers jours m’a permis de prendre la mesure d’un trait de caractère saillant chez Sankara : son sens de l’humour. Sous sa présidence, le rire occupait une place prépondérante au plus haut sommet de l’Etat. Autant, il était exigeant envers lui-même et envers ses collaborateurs, autant il aimait rire avec eux et les faire rire. De l’avis de Sawadogo, il excellait dans l’art de raconter des histoires drôles. Mais le rire de Sankara n’était jamais creux. C’était un rire qui instruit. Un humour qui donne une leçon de conduite citoyenne pour le bien de tous. C’est ce que montrent les trois anecdotes suivantes que le lecteur pourra retrouver en substance dans l’ouvrage de Sawadogo.

Les interdictions du Général

Lors d’une cérémonie de vœux du nouvel an à la présidence, Sankara a raconté à ses collaborateurs une histoire datant de l’époque où il était soldat au camp Guillaume. Le côté nord-ouest du mur d’enceinte était très sale et bien endommagé à cette époque. D’abord, parce les soldats avaient pris la mauvaise habitude d’arroser abondamment le mur de leur urine. Ensuite, parce que, ce côté du mur donnait sur le quartier Bilbabilin où des femmes « travailleuses de nuit » s’adonnaient aux activités « que la morale réprouve et que le corps approuve » (comme dit un humoriste). Du coup, beaucoup de soldats avaient coutume d’escalader sans permission le mur pendant la nuit pour un moment d’évasion dans le quartier.
Or, les bureaux du Général en chef de l’armée étaient situés non loin de cet endroit dont l’odeur devenait insupportable. Celui-ci prit alors la décision de faire interdire formellement toute sortie clandestine et toute urine contre le mur. L’application de l’instruction du Général fut stricte. Jusqu’au jour où le soldat Sankara dérogea à la règle et fit le mur. Personne ne le vit au moment de sa sortie non autorisée. Mais, à son retour vers 18 heures, il escalada de nouveau le mur et atterrit, à sa grande surprise, juste à côté du Général en personne qui était en train d’arroser lui-même abondamment le mur ! Moment de gêne. On imagine Sankara au garde-à-vous devant le Général. Mais que pouvait bien faire celui-ci ? Puisque lui-même était pris en flagrant délit d’infraction vis-à-vis de ses propres instructions ! L’embarras fut donc palpable des deux côtés. Un moment de silence suivit la surprise de leur rencontre inattendue. Puis le Général, fixant du regard le soldat rebelle, finit par lui lancer en moré :
  Ta͂mpi͂ri ! Bazaaga ! (Imbécile ! Chenapan !)
Sankara reçut les insultes sans broncher. Le Général poursuit en français :
  Je ne t’ai pas vu, tu ne m’as pas vu ! Compris ?
  Affirmatif, mon Général !
  Allez, fiche le camp, Chenapan ! Je ne veux plus te voir ici !

Selon Sawadogo, tout le personnel de la présidence se tordait de rire. Certains riaient même aux larmes. Ainsi, Sankara avait réussi le tour de force d’instaurer des relations décontractées avec ses collaborateurs tout en les instruisant sur la conduite à tenir dans la gestion de la chose publique. Car, à l’évidence, il voulait leur montrer par cette anecdote que, chacun au poste de responsabilité qui est le sien, devait d’abord respecter lui-même les règles qu’il entend faire respecter par les autres.

Le bouc noir

Une autre anecdote qu’il raconta lors d’une des rencontres de bilan et d’information qu’ils organisaient régulièrement et qui réunissaient tout le personnel de la présidence – des directeurs de département aux ouvriers – montre qu’il ne croyait pas du tout aux pouvoirs prêtés aux fétiches des sorciers et autres charlatans. En voici le récit : Sankara rendait de temps en temps visite à ses parents lorsque le travail lui en laissait le temps. Mais, de son propre aveu, il n’y allait pas souvent parce qu’il voulait éviter qu’on lui présente des demandes d’intervention en faveur de telle ou telle personne.
  Je ne veux pas créer au sein de ma famille des privilégiés, alors que je demande de la rigueur et de l’austérité aux autres ! confiait-il aux personnels.

Or, un jour, son père – son « vieux », comme il l’appelait affectueusement ! – avait insisté pour qu’il passe à la maison le soir. Il s’y rendit donc et trouva, en arrivant, des oncles assis autour de son père, tous arborant un air cérémonieux. Ils lui expliquèrent que, pour le protéger contre le mauvais sort, ils avaient consulté les meilleurs devins et ces derniers avaient prescrit un sacrifice à faire. Dès que Sankara entendit parler de sacrifice, il leur répondit sur un ton catégorique :
  Je ne fais pas de sacrifices ! Ne comptez pas sur moi !
  S’il te plaît ! reprit un de ses oncles. Ce n’est pas un sacrifice compliqué à
faire ! Même si tu n’y tiens pas, fais-le pour nous, ça nous rassurera !

Puis on lui expliqua qu’il suffisait juste d’entrer dans une chambre obscure et de caresser à rebrousse-poil un bouc noir qui y est attaché. Devant l’insistance et les supplications de l’aréopage des parents réunis, Sankara finit par consentir à leur faire plaisir.
  Vous vous rendez compte ! Le président du Faso en train de caresser un bouc noir dans une chambre obscure ! commenta-t-il lorsqu’il raconta l’anecdote au personnel de la présidence.
Des éclats de rire se firent entendre de partout dans la salle. Il attendit un moment que le calme revienne puis poursuivit :
  Comme je n’avais pas le choix, je me levai pour exécuter le sacrifice. Je pénétrai dans la chambre obscure avec précaution. Au moment où je tâtonnais pour retrouver ce bouc noir dans l’obscurité, la bête, tout en poussant un bêlement retentissant, fonça dans mes jambes et s’échappa par la porte mal fermée derrière moi (éclats de rire dans la salle, lui-même riait à cœur joie). Ce fut, dans la cour familiale, une course poursuite pour rattraper le bouc qui s’était défait de ses cordes…

Sawadogo conclut cette anecdote en soulignant que Sankara « ne croyait, semblait-il, ni en Dieu, ni en diable ! ». Au fond, je pense que c’était un humaniste qui croyait avant tout en l’homme et à la possibilité de tendre vers plus d’épanouissement pour tous par l’exercice de la raison humaine. Contrairement à ce qui a été dit quelquefois, il n’était pas contre les croyances religieuses ou occultes. Il respectait la foi des croyants du moment que celle-ci n’entrave pas la marche du peuple vers plus de progrès et vers l’amélioration des conditions de vie des plus démunis de la société.

La sauce à la potasse et aux têtes de pissons

La volonté de Sankara de faire œuvre de pédagogie en recourant à l’humour s’est aussi manifestée lors des meetings. Ainsi, lorsqu’il s’est attaqué de front à l’irresponsabilité des chefs de famille qui dilapident leur salaire dans des bars et des buvettes tandis que leur famille souffre de malnutrition, il a raconté avec humour dans un meeting l’anecdote suivante, également rapportée dans le livre de Sawadogo :
Sans s’annoncer au préalable, il s’était rendu un soir à l’heure du repas chez l’un de ses amis. La femme de ce dernier avait préparé une sauce à la potasse avec des têtes de poissons. On sait en effet que, souvent réduites à nourrir la famille avec très peu d’argent, beaucoup de femmes achètent du poisson séché au lieu de la viande. Et il arrive même que, faute d’argent pour le poisson, elles se contentent d’acheter les têtes de poissons, moins chères. Sankara était donc chez son ami lorsqu’on apporta le repas du soir. Un peu gêné de devoir partager une sauce à la potasse et aux têtes de poissons avec son ami président, son hôte se lança dans une explication peu crédible :
  Tu sais, ces derniers temps, j’ai perdu l’appétit. Alors, j’ai demandé à ma femme de me préparer une sauce à la potasse et aux têtes de poissons !
Mais Sankara n’était pas dupe de cette explication douteuse. Il répondit donc à son hôte :
  Hé, mon ami, arrête ! Est-ce en mangeant la sauce à la potasse et aux têtes de poissons que tes joues sont bien rondes tandis que celles de ta femme sont bien creuses ? Non ! c’est parce que tu dépenses ton argent dehors dans des bars, laissant ta femme et tes enfants se nourrir de sauce à la potasse et aux têtes de poissons !

En racontant cette anecdote et sa réplique à son ami, les femmes présentes lors du meeting saluèrent son langage de vérité par des youyous et des éclats de rire. Le message était bien passé. Quant aux hommes, beaucoup d’entre eux étaient gênés que leur manège soit ainsi mis à nu et dénoncé par le président. Son idée d’un « salaire vital » soustrait à la source du salaire de l’époux pour être directement versé à la femme au foyer pour les besoins de la famille se heurta néanmoins au problème de la polygamie. Elle ne fut donc pas mise en application. Cependant, la communication autour de l’irresponsabilité de beaucoup de chefs de famille contribua à quelques changements dans les familles où les hommes se retrouvaient à devoir rendre compte de la gestion de leur salaire, seule ressource de la famille.

En somme, j’invite ceux qui le peuvent à lire ou à relire le livre de Sawadogo pour découvrir Sankara au quotidien à la présidence de la République et prendre la mesure de son talent, de son intelligence, de sa sincérité et de son charisme. Mais je rends aussi hommage à l’auteur du livre, Alfred Yambangba Sawadogo, pour son objectivité et la sincérité de son engagement politique auprès du président Sankara. Ne le connaissant pas personnellement, je puis souligner ici, sans complaisance ni flagornerie inutiles, que notre pays peut être fier de compter parmi ses fils des personnes de cette qualité. Car son honnêteté manifeste et sa conscience professionnelle au service m’ont particulièrement impressionné. Bravo l’artiste !

Denis Dambré, proviseur de Lycée (France)
Kaceto.net