Dans les tensions actuelles nées de la réforme scolaire annoncée par le ministre de l’Education nationale, une question mérite toute notre attention : les changements annoncés vont-ils dans le sens d’une plus grande mobilité sociale ? Pour Denis Dambré, une réforme du système scolaire dans un Etat démocratique se doit de garder la justice sociale en une ligne de mire. Pour ce faire, elle doit veiller à assurer la mobilité des citoyens, quelle que soit leur origine familiale. Car aucun enfant ne demande à naître dans le milieu social qui est le sien.

On entend par mobilité sociale la possibilité réelle offerte à chaque citoyen, selon ses compétences et quelle que soit son origine familiale, de prétendre à occuper toutes les positions sociales dans son pays. Car, derrière l’égalité sociale proclamée par l’Etat et légitimée par le système éducatif qui évalue les acquis des élèves et distribue les places dans la société (l’anonymat des copies aux examens et concours, par exemple, vise à assurer les citoyens que la République traite tout le monde à égalité), des millions d’hommes et de femmes sont en réalité écrasés par la machinerie silencieuse et bien huilée des institutions.
Cela est particulièrement visible dans le système éducatif français où l’occupation des emplois et des positions sociales répond souvent à une logique d’origine sociale et familiale. Un Barack Obama, par exemple, n’aurait jamais pu devenir président de la République dans la France d’aujourd’hui. Pas seulement, comme on pourrait le croire, en raison de sa couleur de peau ; mais aussi en raison de son origine sociale modeste. Car la machine institutionnelle, qui se prévaut d’être égalitaire, n’épargne pas non plus d’autres catégories de personnes : les pauvres, les femmes et j’en passe.
Dans son livre intitulé Le destin au berceau (Editions du Seuil, 2013), le sociologue Camille Peugny écrivait dans ce sens : « Dans la France d’aujourd’hui, sept enfants de cadres sur dix exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études. A l’inverse, sept enfants d’ouvriers sur dix demeurent cantonnés à des emplois d’exécution. Plus de deux siècles après la Révolution, les conditions de naissance continuent à déterminer le destin des individus. On ne devient pas ouvrier, on naît ouvrier. »
Sous l’impulsion des sociologues depuis les années 1960, un important travail a été mené en France et se poursuit encore de nos jours pour inverser cette tendance antisociale à la reproduction des inégalités sociales. Les établissements scolaires disposent d’une batterie d’indicateurs sur la population scolaire qu’ils accueillent, sur les personnels qui y travaillent et sur leur performance en comparaison avec d’autres établissements similaires. Dans les réseaux d’éducation prioritaire, c’est-à-dire les écoles et les établissements dont les secteurs de recrutement comprennent une forte proportion d’élèves d’origine modeste, la politique éducative est également et régulièrement repensée pour répondre à l’exigence d’égalité entre les citoyens dans un pays dont la devise est « liberté, égalité, fraternité ».
La crainte au Burkina Faso est que, nous qui avons hérité du système éducatif français – de ses atouts comme de ses travers –, nous oubliions cet enjeu démocratique et sociale dans nos réformes scolaires. Et qu’en l’absence de suivis de cohortes pour mesurer le taux de réussite au brevet et aux diplômes de l’enseignement supérieur – à commencer par le baccalauréat – selon l’origine sociale et familiale des élèves, les réformes scolaires favorisent la reproduction des inégalités sociales en privilégiant les uns au détriment des autres.
On pourrait, par exemple, commencer par mesurer, en vue d’une publication à l’issue de chaque session d’examens, le taux de réussite des enfants de paysans, des enfants de fonctionnaires, des élèves issus des familles où au moins l’un des parents a obtenu un diplôme de l’enseignement scolaire, des élèves dont au moins l’un des parents a été scolarisé jusqu’au lycée mais sans avoir obtenu de diplôme, des enfants dont aucun des parents n’est allé à l’école et des enfants dont les parents sont au chômage. Ce travail permettrait de rendre visibles les inégalités invisibles, cachées derrière l’apparente égalité de traitement des élèves par notre système éducatif.
Dans un souci de justice scolaire et sociale, l’Etat pourrait par la suite conduire une politique d’attribution de bourses plus importantes aux enfants des couches sociales les plus défavorisées pour accroître, par cette compensation, leur chance d’accès aux positions sociales les plus élevées. Car on sait que l’argent, mais aussi le niveau d’instruction de l’entourage de l’enfant et l’importance que ses parents accordent à la réussite scolaire, sont souvent des facteurs déterminants dans la réussite ou l’échec à l’école. Thomas Sankara avait bien compris cette nécessité de justice scolaire et sociale. D’ailleurs, beaucoup de personnes issues de familles modestes qui occupent aujourd’hui des postes importants dans notre pays s’en sont sorties parce qu’elles ont bénéficié de la politique de soutien des plus fragiles sous la Révolution.
Ce qui est gênant dans les réformes annoncées par le ministre Stanislas Ouaro – réformes curieusement annoncées avant même les assises de l’Education ! –, c’est cette impression qu’il s’agit de mesurettes sans grand intérêt, voire contre-productives d’un point de vue pédagogique, et qui cachent en réalité une volonté de faire des économies. Car supprimer les sujets au choix et les épreuves du second tour évite simplement de dépenser de l’argent pour préparer davantage de sujets, assurer la confidentialité pour qu’il n’y ait pas de fraudes, faire des photocopies en masse, conditionner les enveloppes pour les centres et payer les correcteurs qu’on mobilisera à l’issue des épreuves. Mais, en réalité, quel intérêt pédagogique pour les élèves ? Aucun. Et je suis d’autant plus navré de le souligner que je n’éprouve aucune animosité personnelle contre la personne du ministre.
Bien au contraire, ces mesures vont accroître l’inégalité de réussite entre les enfants des familles les mieux familiarisées avec le système éducatif et les autres. Car, malgré les apparences, les chances ne sont pas égales pour tous devant la feuille de composition. Priver de second tour et de sujets au choix ceux qui, bien que compétents, manquent de confiance en eux pour gérer leur stress, revient à promouvoir un élitisme conservateur et à prendre le risque de figer le destin de la majorité des enfants de notre pays dès leur naissance.
Une vraie réforme scolaire ne peut ignorer la question sociale dans notre pays. Elle doit viser à faire en sorte que le fils du paysan ait les mêmes chances de réussite à l’école que le fils du cadre, que l’enfant du pauvre ne soit pas condamné à rester pauvre parce que, ses parents n’ayant pas les moyens de lui payer des études, il est obligé de rester chez lui sans autre perspective que la galère. Voilà de quoi réformer notre école ! Voilà un projet de société ! Voilà une vision d’avenir pour une démocratie sociale ! Le dire haut n’est pas s’en prendre à quelqu’un. C’est contribuer à des réformes qui servent l’intérêt de nos enfants.
En 1919, Léon Blum avait écrit les lignes suivantes citées en exergue du livre de Camille Peugny : « Vous êtes le fils d’un salarié, ouvrier, employé, journalier agricole. Sauf hasard providentiel, votre destinée est de demeurer toute votre vie un salarié. Voilà, tout à côté de vous, dans la rue voisine, le fils d’un possédant, d’un détenteur de capitaux. A moins de circonstances extraordinaires, il restera sa vie entière, directement ou indirectement, un patron. […] On nous répondra : la société distribue à chacun de ses membres le rôle, la tâche qui convient à ses facultés. Il faut bien que l’un commande et que l’autre exécute, que l’un travaille de son cerveau, l’autre de ses bras. Soit, il faut des hommes pour toutes les tâches, et il serait absurde que chacun prétendît à diriger les autres. Mais où trouvons-nous l’assurance que le fils du possédant en fût plus digne que le fils du prolétaire ? Quand donc a-t-on mesuré contradictoirement leurs aptitudes, c’est-à-dire leur intelligence et leur culture ? L’un est plus instruit que l’autre ? C’est qu’un premier privilège, une première distinction arbitraire les a séparés, dès que leur conscience s’éveillait à la vie. »
Cette réflexion sociale mérite toute notre attention si nous voulons vraiment des réformes démocratiques et bénéfiques à notre jeunesse.

Denis Dambré
Proviseur de lycée (France)
Kaceto.net