Mercredi 25 mai 1955, à Yaoundé. L’armée coloniale tire sur des manifestants aux mains nues, en provenance du quartier Mokolo et qui se rendaient à l’Hôpital Central pour retirer le corps d’un boy assassiné par un colon trois jours auparavant. Il y a des morts. La ville est bouclée. Le couvre-feu est instauré, de 6 heures du soir à 6 heures du matin. Roland Pré, le Haut-commissaire de la République française au Cameroun, est enfin parvenu à noyer dans le sang, la contestation du colonialisme, dans ce territoire sous tutelle des Nations Unies, à l’administration confiée à la France.
Retour sur ce triste événement, une des pages noires du colonialisme français Afrique.

Les prémisses.

Par un décret de Roland Pré du 19 février 1955, haut-commissaire de la France au Cameroun, les fonctionnaires sont autorisés à se munir d’armes et à utiliser la force pour empêcher l’UPC de se manifester à quel que endroit que ce soit au Cameroun.
Dès le mois de mars et le mois d’avril 1955, Roland Pré avait fait venir de Fort-Lamy (Ndjamena aujourd’hui) des troupes militaires françaises en renfort de celles déjà présentes au Cameroun. Le 12, le 19 et le 20 mai, d’autres étaient arrivées, en provenance de Brazzaville et de Bangui.
De même, au mois d’avril 1955, il avait donné le feu vert à un parti soutenu par l’administration et dénommé Rassemblement du Peuple Camerounais, RPC, de disperser physiquement toutes les réunions et rencontres que l’UPC allaient continuer à organiser. Abel Kingué, vice-président de l’UPC, s’était vu ainsi molesté, en région bamiléké, par les militants de ce parti, véritable milice à la solde de Roland Pré.
Dimanche 15 mai 1955, dans la ville de Mbanga, la troupe disperse violemment la population venue assister à un meeting de l’UPC. Celle-ci ne se laisse pas faire. Il y a une bagarre générale. Des manifestants comme des gendarmes sont blessés.
Une semaine plus tard, à savoir le dimanche 22 mai 1955, toujours à Mbanga, 150 militants de l’UPC affrontent la police coloniale. Un gardien de la paix est grièvement blessé. Il succombera de ses blessures à l’hôpital.
Le même jour, le Front National, un autre parti protégé par Roland Pré, voit son meeting dispersé, cette fois-ci, par des militants upcistes, en réaction à l’attaque subie de la part du Rassemblement du Peuple Camerounais, RPC, quelques jours auparavant. La police coloniale procède à l’arrestation de plusieurs militants de l’UPC.
Lundi 23 mai 1955, un nouveau meeting de l’UPC est organisé à Nkongsamba. Des militants de Mbanga sont venus en renfort. Une bagarre se déclenche de nouveau avec les forces de l’ordre coloniales. Deux militants upcistes sont tués, tandis que plusieurs policiers et gendarmes sont grièvement blessés.
Le même 23 mai 1955 à Douala, dans la nuit, des groupes d’auto-défense upcistes se forment tout autour du siège de l’UPC pour en assurer la protection, car la police et la gendarmerie coloniales s’apprêtaient à l’incendier.
Le mercredi 25 mai 1955, en début d’après-midi, des militants upcistes attaquent la prison de New-Bell et libèrent de nombreux détenus. On estime le nombre de militants de l’UPC ayant participé à l’attaque à 1.500. Pendant toute la journée, près de 3.000 militants de l’UPC dressent des barricades à travers la ville, en criant, à tue-tête, « Nous voulons la réunification et l’indépendance », font descendre de leurs automobiles tous les Blancs qui passent et les molestent. Deux Blancs sont tués. La police coloniale intervient, sept upcistes sont, à leur tour, tués.
A 19 heures, le couvre-feu est décrété à Douala.
Mercredi 25 mai 1955, toujours à Nkongsamba, une nouvelle bagarre éclate avec les forces de l’ordre coloniales. Par bonheur, cette fois-ci on ne déplore pas de morts.
Le même jour à Loum, les upcistes attaquent la prison où sont enfermés leurs camarades de parti. On dénombre environ deux cents manifestants. Six sont tués, tandis que cinq sont grièvement blessés. La route Douala/Nkongsamba est coupée.
Le jeudi 26 mai 1955, les forces de l’ordre coloniales attaquent, à l’aube, le siège de l’Upc, et procèdent à de nombreuses arrestations d’upcistes.
Le vendredi 27 mai 1955, plusieurs maisons aux alentours du siège de l’UPC prennent feu ; les upcistes accusent les forces de l’ordre coloniales, et estiment que c’est leur siège qui était visé.
Le même jour, la route Douala/Yaoundé est bloquée. Des militants upcistes brandissent des pancartes sur lesquelles on peut lire : « Blancs, rentrez chez vous, quittez notre pays ».
En région bamiléké, il est procédé à des destructions de ponts, à des coupures de routes et de lignes téléphoniques. Les militants upcistes brandissent les mêmes pancartes : « Blancs, rentrez chez vous, quittez notre pays ».
Le samedi 28 mai 1955, les militants du Rassemblement du Peuple Camerounais, RPC, détruisent la permanence de l’Upc à Bafoussam.
Le dimanche 29 mai 1955, les militants du Rassemblement du Peuple Camerounais, RPC, détruisent la permanence de l’UPC à Bafang.
Le massacre de Messa le 25 mai 1955.
Le 25 mai 1955, des Camerounais décident de retirer de l’hôpital central de Yaoundé, la dépouille mortelle d’un boy tué par un colon, quelques jours auparavant. Ils proviennent du quartier Mokolo. Ils sont des centaines, voire des milliers à converger vers l’hôpital central. Ils ont procédé à un important travail de mobilisation. Les colons ne veulent pas de cette levée de corps qui se transforme en une manifestation politique en faveur des nationalistes. Ils exigent que seuls les membres de la famille du défunt soient présents. Ce à quoi s’opposent les Camerounais. Ils estiment, pour leur part, que le décès de ce boy est un acte raciste, et que tout Camerounais est en mesure d’être tué de cette manière. En conséquence, ce sont tous les Camerounais qui sont concernés par cet assassinat. Dialogue de sourd.
Les colons, face à la détermination des Camerounais, font immédiatement appel à l’armée. Celle-ci arrive par camions entiers. Elle se poste à la hauteur de l’actuelle paroisse de l’Eglise Presbytérienne à Messa. Un officier français avance vers les manifestants. Il leur demande de s’arrêter. Ceux-ci, qui se trouvent déjà au niveau de l’école de filles de Messa (actuellement, Ecole Publique de Messa), lui rétorquent qu’ici, c’est le Cameroun, il n’a qu’à aller donner ses ordres, dans son pays, en France. Derrière les manifestants se trouvent de nombreux gosses qui chantent : « hip ! hip ! nous allons à la guerre, hip ! hip ! nous allons à la guerre ». Chacun d’eux porte à l’épaule un bâton, en guise de fusil, et marche au pas. Le Français avance encore, et trace une ligne sur la chaussée, avec son sabre. Il leur dit, si vous franchissez cette ligne, je donne l’ordre de tirer. « Dépêchez-vous de donner votre ordre, rétorquent les Camerounais, nous sommes fiers de mourir comme notre frère dont nous allons retirer le corps. Pourquoi n’avez-vous pas donné cet ordre hier quand les troupes d’Adolf Hitler marchaient dans les rues de Paris ? » Ceux-ci continuent d’avancer. Et les gosses continuent de chanter : « hip ! hip ! nous allons à la guerre, hip ! hip ! nous allons à la guerre ». Le militaire recule. Il trace de nouveau une ligne sur la chaussée, et répète aux manifestants de ne pas la franchir, sous peine d’être tués. « Tuez-nous, et vite », lui répondent ceux-ci, sans arrêter d’avancer. « Hip ! hip ! nous allons à la guerre, hip ! hip ! nous allons à la guerre ». Le militaire se tourne alors vers sa troupe. Celle-ci met un genou au sol, arme les fusils, met les manifestants en joue. Ces derniers, de leur côté, ne désemparent pas et entonnent plutôt le « Chant de ralliement » : « Ô Cameroun berceau de nos ancêtres/ autrefois tu vécus dans la barbarie/ comme un soleil tu commences à paraître/peu à peu tu sors de ta sauvagerie/ (la version originale de l’Hymne national ». Courroucé, le Français lève le bras : « à mon commandement… feu ! ». La troupe tire plusieurs salves. C’est le carnage. Une cinquantaine de Camerounais est fauchée par les balles des fusils. Le sauve qui peut est général. Certains fuient, le ventre ouvert, et en tenant leurs intestins en mains. En un rien de temps, la nouvelle du carnage envahit la ville. L’indignation et la révolte, du côté des Camerounais, sont au paroxysme. Toute la ville est bouclée par l’armée. Le couvre-feu est immédiatement décrété. Une automobile de l’administration, de marque Simca, modèle Aronde, munie de deux haut-parleurs, passe de quartier en quartier pour demander à la population de ne pas sortir de chez elle. Personne n’est autorisé à quitter son domicile jusqu’au lendemain matin. La police passe la nuit à ratisser les quartiers « indigènes », selon la phraséologie de l’époque, à la recherche des « subversifs ».

Aux alentours de 19 heures, l’armée entreprend le ramassage des corps des victimes et procède à leur inhumation dans une fosse commune creusée, à la hâte, par une pelle-chargeuse, à l’emplacement actuel du siège de l’Oceac, en face de la morgue de l’hôpital central de Yaoundé. Des témoins oculaires avancent le chiffre de cinquante à cent corps ensevelis sous la lumière des phares d’un camion militaire.
Pendant plus de huit jours, le marché de Mokolo se ferme, aucun « indigène » ne voulant plus risquer sa vie en ces lieux. L’administration coloniale se retrouve obligée de ravitailler, quotidiennement, les fonctionnaires, en boîtes de sardines et en pains.
A Douala, le lendemain du massacre, une fois la population informée du carnage de Yaoundé, celle-ci s’en prend à son tour aux Blancs. La situation est insurrectionnelle dans le pays. Des mandats d’arrêts sont délivrés à tour de bras. Ruben Um Nyobè, le secrétaire général de l’UPC, est accusé d’être à l’origine de ces « troubles », et en écope d’un. Pour ne pas se faire arrêter, il est obligé de se réfugier à Boumnyébel, son village natal, et, finalement, de gagner le maquis. La chasse à l’upciste est alors lancée à grande échelle.
Pour échapper à la furie française, un grand nombre d’upcistes se trouve obligé de se réfugier en « zone anglaise », ainsi que l’on appelle en ce temps-là le Southern Cameroon, c’est-à-dire les actuelles provinces du Nord-ouest et du Sud-ouest.
Le 13 juillet, un décret du gouvernement français interdit l’UPC et toutes ses organisations annexes : Udefec, « Union Démocra-tique des Femmes du Cameroun », Jdc, « Jeunesse Démocratique du Cameroun », etc.
Cette décision administrative, motivée par le désir de protéger les colons, aura des conséquences graves par la suite, pour l’évolution du Cameroun. Elle prive le pays de sa principale force de revendication. On parle même à l’époque de « décapitation » du mouvement nationaliste camerounais. Elle crée un profond vide politique dont vont bénéficier les colons, et qu’ils vont combler en suscitant la création de formations politiques régionalistes et acquises à leur cause, et avec lesquelles ils vont enfin consentir à parler d’indépendance – chose qu’ils avaient toujours refusé de faire avec l’UPC – étant totalement assurés du caractère fantoches de celles-ci.
Quelle suite avait-t-elle été réservée à ce massacre ? En temps normal, celui-ci aurait dû entraîner la création d’une commission d’enquête pour déterminer les responsabilités des uns et des autres. Les militaires qui sont venus, avaient-ils reçu l’ordre de tirer sur les manifestants en cas de refus, par ceux-ci, d’obtempérer ? On ne le saura jamais. Bien évidemment, il était hors de question que la France, de son propre chef, décidât de la création d’une telle commission. Mais, la France n’était que la puissance administrante du Cameroun, pour le compte des Nations Unies. En d’autres termes, si les Nations Unies, de leur côté, avaient décidé la création d’une telle commission, la France n’au-rait pas pu s’y opposer. Mais, pourquoi ne l’avaient-t-elles pas fait ?
Célestin Bedzigui, témoin oculaire des événements, raconte : « …Nous habitions au camp des fonctionnaires indigènes de Messa dont je me rappelle bien les toits en natte des cases… Le camp des fonctionnaires s’étendait du marché des légumes qui faisaient face au local abritant le Centre antituberculeux a ce qui pendant des années a été le dispensaire de Messa en face l’entrée, aujourd’hui à l’arrière de l’Hôpital Central de Yaoundé. Au-delà, que ce soit du côté du Centre Pasteur ou de la Pharmacie centrale, c’était le quartier des Blancs ou les Noirs n’étaient pas tolérés passé une certaine heure !!!... La route qui devant le court de tennis de Messa n’existait pas à cette époque. Le quartier Bamiléké qu’on appelait « Town Graffiss » commençait derrière le Marché et s’étendait jusqu’au marigot « Obala » et qui est appelé aujourd’hui Mokolo-Elobi et remontait jusqu’au quartier Yambassa au carrefour de la Mission catholique. La zone de Nkomkana et Tsinga qui était absolument inhabitée, couverte d’une savane boisée et de goyaviers visitées parfois par des essaims de singes et servait de zone de pâturage pour les bœufs des Haoussas de la Briqueterie voisine. Derrière le quartier des fonctionnaires en descendant vers le quartier haoussa de la Briqueterie, il y avait le quartier Babouté qui jouxtait ce qui est toujours le marché de charbon… Ce jour-là du 25 Mai, comme la marche avait été annoncée, nous avons été gardés à la maison ; plusieurs centaines d’Upecistes sont sortis du quartier Bamiléké de « Town graffiss » et ont commencé à se diriger vers l’hôpital central par la route en terre qui traversait le camp des fonctionnaires indigènes… en passant devant notre case. Celle-ci était séparée de la case de l’infirmier Meto’o, un infirmier Bulu de Sangmelima chez qui Biya habitera quand après le séminaire et il fréquentera le Lycée Leclerc par le local du commissariat de police de Mokolo et par la route qui descendait a la Briqueterie au bord de laquelle se trouvait une autre case, à l’emplacement ou s’élèvera des années plus tard l’immeuble qui abritera le salon « Agui Coiffure ». Plus loin, à notre gauche et à la deuxième rangée était la case de Esso, un fonctionnaire Douala, père de Laurent Esso ; cette case jouxtait le local du Syndicat des travailleurs de la région Nyong et Sanaga et l’école des filles de Messa. …
Ma grande sœur et moi regardions à travers les barreaux de la fenêtre passer le flot interminable des marcheurs. Mon grand frère plus hardi sortit et se mêla à cette foule. A environ près trois cent mètres de notre case, à la limite du camp des fonctionnaires indigènes, au niveau où sera construit plus tard l’immeuble abritant la BICIC Messa où il n’y avait alors que les mêmes cases en nattes de fonctionnaires indigènes, il avait été placé un fort peloton de « Saras », ces militaires importés du Tchad et de Centrafrique. Le peloton était commandé par un Blanc qui avait mis ses éléments en position de tir. Mon frère nous rapportera que le Blanc qui commandait le peloton traça une ligne sur la route en terre et dit aux marcheurs que s’ils franchissaient cette ligne, il allait donner l’ordre de tirer …Certains auraient pensé que c’était la crainte que les marcheurs Noirs, allant au-delà de la limite de la zone indigène, ne s’attaquent aux occupants des résidences occupées par les Blancs à quelques encablures. Les marcheurs ont continué à avancer et ont franchi la ligne et il a donné l’ordre de tirer.
De notre case, nous avons soudain entendu de multiples de détonations et de cris et vu les gens refluer en courant en masse en passant devant notre case. Ma maman qui était dans la cuisine derrière est entrée dans la case en nous arrachant à la fenêtre et en fermant toutes les ouvertures en criant « Ou est Mama ? Où est Mama ? » du nom de mon grand frère… Les détonations ont continué pendant que les marcheurs refluaient en courant, poursuivis par les militaires Saras dont nous entendions les cris et les bruits de brodequins et qui continuaient à tirer sur eux comme des lapins. Mon frère a réapparu deux heures plus tard par l’arrière de la maison en provenance du quartier Babouté et recevra une raclée mémorable de ma mère. Mon père arrivera à la maison à la tombée de la nuit, grâce à sa carte de fonctionnaire et nous barricadera. On entendra des coups de feu toute la soirée et la nuit cette fois venant de « Town Graffiss »… Les militaires Saras étaient partout. Et toute la nuit on les entendait vociférer à l’extérieur.
Lorsque le jour s’est levé le lendemain, des dizaines de cadavres qui ont été récoltés sur la route et à « Town Graffiss » étaient alignés sur le sol devant le Commissariat de Messa à quelques mètres de notre case et des centaines de personnes couvertes de boues et ensanglantées étaient assises à même le sol, les mains sur la tête… Les cadavres étaient étalés là comme des trophées, sans la moindre pudeur et la moindre considération de leur humanité, un peu comme le seront plus tard les têtes des nationalistes empalées sur les pieux sur les places de marchés à l’Ouest.
Toute la journée durant, nous avons assisté à un ballet de camions venus enlever tous ces corps et ces gens. A partir de cette nuit-là et pendant longtemps, on ne pouvait plus être dehors entre 8h du soir et 5h du lendemain ».

Jean Julien Nana
Economiste banquier, ancien délégué CDR du secteur 1 de Ouagadougou ;
ancien président du Front des forces sociales (FFS) , Parti Sankariste