Analyse d’un psychanalyste sur le terrorisme, ses motivations et sa finalité.

Vous allez rencontrer un historien, Heinz-Gerhard Haupt, pour un dialogue autour de la fabrique des terrorismes. Qu’est-ce que ce rapprochement entre vos deux disciplines vous inspire ?

Roland Gori : L’histoire est la substance même de la psychanalyse : celle du sujet, déterminé par elle. Comment croiser les histoires singulières et l’histoire collective ? C’est une question à laquelle je m’intéresse dans mes derniers ouvrages. Nous vivons à une époque de savoir très fragmenté ; je suis en rupture avec cette spécialisation, le règne des experts. Je ne vais pas me livrer à une psychanalyse des terroristes, mais essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés à leur montée en puissance.

D’après-vous, pourquoi la révolte des terroristes saisit-elle avant tout un thème religieux plutôt que politique, social ou environnemental ?

Dans quel monde vivons-nous pour que des jeunes en colère se prévalent de la religion ? Le contexte est celui d’une civilisation dénutrie de mythes et de fictions. En panne d’idéaux, le radicalisme peut servir de prétexte. Précédemment, d’autres idéologies ont séduit la jeunesse : le nihilisme au XIXe, les fascismes ou le stalinisme au XXe. Cela relève de la séduction de l’image. Camus, dans sa reprise du roman de Dostoïevski, Les Possédés, écrivait : « les nihilistes ont besoin d’idoles ». Hannah Arendt quant à elle évoquait le terrorisme comme une façon d’exprimer sa frustration, pour des individus « qui observent avec délice la publicité donnée à leurs actions d’éclat », prêts à payer de leur vie pour faire reconnaître leur existence, avec les bombes pour langage.

Il s’agirait donc des conséquences de notre société désaccordée ?

Oui, la violence des jeunes djihadistes est en rapport avec notre société ultralibérale. On leur demande d’être compétitifs sous peine de disqualification. S’ils échouent sur un plan, ils vont chercher cela ailleurs. Il faut voir le terrorisme comme un symptôme du capitalisme. Si on se contente de le traiter sans connaître ses causes, cela ne marchera pas. Les mesures sécuritaires, sans jamais prendre en compte les structures disloquées des pays au Moyen Orient, dislocation où l’Occident a joué un rôle, et la violence intrinsèque de nos propres sociétés, sont vouées à l’échec. Ce n’est qu’un cataplasme sur une jambe de bois.

Vous écriviez dans Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes, paru en 2017, que nous avons besoin de nouvelles fictions. Or il semble parfois plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme…

« Un monde sans esprit », c’est une expression de Karl Marx. Pour lui la religion est l’âme d’un monde sans cœur, dévoyé en moyen d’aliénation par les églises. Je crois qu’il faut proposer et vivre d’autres modèles d’émancipation que religieux. Le capitalisme a exacerbé les inégalités partout dans le monde, les réformes néo-libérales ont cassé les valeurs humanistes laissées en héritage par le drame de la seconde guerre mondiale. Or nous sommes dans un paradigme de croissance en voie d’épuisement. Jusqu’à ces dernières années, les marchés ont parié sur les démocraties libérales pour garantir la consommation. Évidemment la colère monte devant la confiscation des richesses par une infime minorité. Mais les marchés, qui sont d’une férocité extrême, n’hésiteront pas une seconde et mettront le paquet sur les partis autoritaires. C’est ce qui s’est passé avec Hitler. Sans tomber dans le démon de l’analogie, il y a des éléments qui se ressemblent. D’où l’intérêt de se pencher sur l’histoire.

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