A l’hôpital de Panzi, situé dans l’est du pays, le docteur Denis Mukwege et son équipe voient affluer femmes et enfants victimes de miliciens, de militaires ou de civils.

Anita* fait les cent pas dans l’imposante salle d’hospitalisation du pavillon des survivantes. Depuis l’aube, sa fillette de 6 ans est sur la table d’opération, entre les mains du docteur Denis Mukwege. Le gynécologue tente de « réparer » la petite, dont le rectum a été « très abîmé » lors d’un viol. « Un homme qui travaillait à la mine près de chez nous a enlevé notre fille. Il l’a violée dans le carré minier », murmure la jeune mère. « Aidez-moi à faire arrêter cet homme ! », supplie-t-elle en berçant le bébé qu’elle porte dans son dos.
C’est grâce au signalement des médecins du village que sa fille a pu être transférée à l’hôpital de Panzi, situé à Bukavu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Au sein de la structure bâtie sur les hauteurs de la capitale du Sud-Kivu et dirigée par Denis Mukwege depuis sa création en 1999, une aile est dédiée aux victimes de violences sexuelles. Le pavillon des survivantes héberge deux immenses salles d’hospitalisation, avec une centaine de lits alignés les uns à côté des autres, ce qui lui confère une allure d’hôpital de campagne.
La guerre a bien lieu, les corps mutilés que le bâtiment abrite en témoignent. Imania N., 47 ans, sourit du fond de son lit, rassérénée par les nouvelles encourageantes de l’infirmière. A force de séances de kiné, ses jambes, qui ne répondaient plus depuis que des miliciens l’ont violée, commencent à bouger timidement. La patiente connaît ses bourreaux : des miliciens Raïa Mutomboki (« citoyens en colère », en swahili). Depuis plusieurs mois, ils occupaient son village, dans le territoire de Shabunda, à une soixantaine de kilomètres de Bukavu, terrorisant les habitants. En toute impunité.

« Des vagins détruits »

« Le temps passe et la condition des femmes ne s’améliore pas », se désole Léa Nabintou, infirmière depuis 2008 au sein du pavillon : « On continue de voir arriver des vagins détruits par introduction d’armes, d’objets contondants et de morceaux de bois, comme c’était le cas dans les années 2000. » La robuste soignante peine à cacher sa grande fatigue psychique : « Toutes ces histoires, ça me rend parfois agressive envers les hommes. Quand c’est trop, je vais voir le psychologue de l’hôpital. »
La violence à laquelle sont exposés les corps des femmes, des enfants et de certains hommes dans l’est de la RDC dure depuis plus de vingt-cinq ans. Lors des deux guerres qu’a connues le pays entre 1996 et 2003 et dans lesquelles ont été impliquées jusqu’à neuf armées étrangères, le viol a régulièrement été utilisé contre les femmes et les fillettes.

Aujourd’hui, dix-sept ans après les accords de paix, la violence subsiste. Une mosaïque de groupes armés congolais et étrangers – 122 d’après le décompte pointilleux du Baromètre sécuritaire du Kivu – sévissent dans cette zone riche en minerais, multipliant les kidnappings, assassinats, pillages de biens et viols collectifs. Sans oublier les Forces armées de la RDC (FARDC), régulièrement accusées d’exactions sur les populations.
Reste que le profil des agresseurs sexuels s’est modifié au fil des années. Les viols sont aussi, désormais, le fait de civils, souvent d’anciens combattants ayant appartenu aux groupes armés ou aux FARDC, comme dans le Nord-Kivu, où 43 % des hommes ont combattu durant les guerres, selon un rapport de l’Institut espagnol d’études stratégiques (IEEE) paru en juillet 2020.

Peur des représailles

Dans son cabinet, le docteur Mukwege dénonce la faiblesse des programmes de réintégration visant les anciens enfants soldats – des bourreaux en puissance. « Ils ont été soumis à une extrême violence dans les groupes armés. On a pu leur demander de violer leur propre parent et ils sont devenus des adultes détruits, ce malgré leur réintégration dans la société », s’indigne-t-il. Le gynécologue s’inquiète d’une forme de banalisation : « Même quand les conflits cessent, le viol se perpétue. Il s’est métastasé dans la société. Désormais, nous envoyons aussi nos cliniques mobiles dans des zones stables pour soigner des cas graves. »
Le médecin congolais s’acharne depuis plus de vingt ans à alerter sur ce qui se passe, entre autres provinces, dans son Sud-Kivu natal. Son combat lui a valu le prix Sakharov puis le Nobel de la paix en 2018, mais aussi le malheur de vivre sous la menace constante d’un assassinat. En 2012, le gardien de sa maison a été abattu en tentant de le protéger. Depuis, Denis Mukwege vit sous la double protection des casques bleus de la Monusco et des policiers congolais, au sein même de son hôpital, confiné avec ses patientes.
Chaque semaine, son équipe opère en moyenne une quarantaine de femmes victimes de pathologies gynécologiques et/ou de sévices sexuels. Elles viennent du Sud-Kivu, du Nord-Kivu et de l’Ituri. Dans ces deux dernières provinces, placées en état de siège depuis mai, l’intensification des combats entre groupes armés a accru les cas de violences sexuelles en 2020, selon le Bureau onusien de la coordination des affaires humanitaires (OCHA).

Difficile d’estimer le nombre de victimes. Les survivantes craignent de briser le silence – par honte ou peur des représailles. Cependant, les données de Médecins sans frontières (MSF), ONG très implantée en RDC, donnent une idée de l’ampleur du phénomène : dans un rapport publié en juillet, l’organisation déclare avoir soigné près de 11 000 victimes – 30 par jour – dans ses six centres de santé situés dans des zones de conflit. Un chiffre « en deçà de la réalité », note l’ONG.

Discriminations massives

Certains experts contestent l’idée, soutenue par le docteur Mukwege, de l’utilisation du viol comme « arme de guerre ». Dans une étude publiée en 2010, les chercheuses Maria Eriksson Baaz et Maria Stern affirment, après avoir récolté le témoignage de 200 anciens combattants de forces congolaises, que très souvent les viols ne résultent pas d’un ordre hiérarchique ou d’une stratégie militaire.
D’autres observateurs pointent le statut marginal qu’occupent les femmes au sein de la société congolaise pour expliquer le terreau favorisant cette brutalité. « Les viols sont aussi une manifestation extrême de violence de genre », soutient Trinidad Deiros Bronte, autrice d’un rapport sur les violences sexuelles en RDC pour l’IEEE. Illustration des discriminations massives que les Congolaises subissent dans l’accès à l’éducation, la santé ou la justice, leur pays occupe la 149e place sur 153 au classement de l’égalité de genre du Forum économique mondial. C’est le dernier pays africain de la liste.

Par ailleurs, 27 % des femmes ayant déjà eu des rapports sexuels ont déclaré avoir été victimes d’actes de violence sexuelle dans leur entourage, selon une étude démographique et de santé datée de 2014. Parmi elles, peu osent s’exprimer. Et celles qui le font, pour se soigner, sont confrontées à un système de santé défaillant.
Ashura Namegabe, 15 ans, devenue mère après un viol, étend ses vêtements dans la cour de l’hôpital de Panzi, où elle reçoit un soutien psychologique. « J’ai arrêté mes études parce que j’ai un bébé d’un mois dont je dois m’occuper seule », dit-elle. Le 23 juin 2021 à Panzi, en RDC.

Dans un pays grand comme quatre fois la France et fragilisé par des décennies d’insécurité, il est souvent difficile d’accéder à un centre de soins. Pourtant, après le viol, une course contre la montre s’enclenche pour les survivantes. Il leur faut être prises en charge dans les soixante-douze heures qui suivent l’agression, un laps de temps déterminant pour obtenir des traitements contre le VIH et la syphilis, la pilule du lendemain et des vaccins contre l’hépatite B ou le tétanos.

Un profond traumatisme

En cette matinée ensoleillée, une vingtaine d’adolescentes réunies dans une maisonnette de l’hôpital de Panzi écoutent avec une apparente indifférence les conseils de la sémillante Esther N. « Je vais vous apprendre à bien respirer pour que l’accouchement soit doux », promet-t-elle sans susciter de réaction dans l’assistance. La « maman chérie », comme sont surnommées les assistantes sociales de l’hôpital, connaît ces silences révélateurs d’un traumatisme profond chez les futures jeunes mères.
« Certaines ont été enlevées puis violées pendant des semaines. Elles portent ces enfants malgré elles. Mon rôle est de les réconforter, de les materner, de les rassurer. Elles sont si jeunes… » Sa mission est aussi de tisser un lien mère-enfant bien souvent inexistant à leur arrivée à Panzi. « C’est difficile pour elles d’aimer ces enfants. Certaines les rejettent à la naissance, comme elles ont été rejetées par leur propre famille après avoir été violées. »
Ces grossesses sont, pour les victimes, difficilement évitables. La RDC a beau avoir adhéré au protocole de Maputo, qui autorise l’interruption volontaire de grossesse (IVG) médicalisée sous certaines conditions, le pays n’a pas révisé son code pénal, selon lequel l’avortement constitue une infraction. « De nombreux médecins ignorent que l’IVG est légale en RDC, alors ils refusent de la pratiquer même en cas de viol », proteste Julienne Lusenge, directrice du Fonds pour les femmes congolaises et présidente de l’ONG Solidarité féminine pour la paix et le développement intégral (Sofepadi).

La promesse d’une renaissance

A l’hôpital de Panzi, la prise en charge globale (médicale, psychologique, juridique et économique) des survivantes leur permet de reprendre leur souffle. Celles qui y sont hospitalisées ont recréé une communauté. Elles vont et viennent entre la buanderie, l’aire de jeux, la cuisine et la cantine installées en plein air.

Mais même dans ce sanctuaire où toutes ont en commun d’avoir été brutalisées, certaines ne sont pas à l’abri de la stigmatisation. A l’heure du déjeuner, un groupe de femmes se tient prudemment à l’écart des autres pensionnaires attablées autour d’un plat de foufou. « Je préfère rester avec celles qui me ressemblent, au moins on ne se gêne pas mutuellement », souffle Denise G., 45 ans. Cette mère de six enfants évite ainsi « les nez qui se bouchent » à son passage. Depuis ses derniers accouchements, elle souffre d’une fistule obstétricale, une pathologie qui résulte d’une grave perforation entre le vagin, la vessie ou le rectum et qui laisse les femmes incontinentes et malodorantes.

A cause de son « problème », Denise a été bannie par son mari et sa famille. Son passage à l’hôpital de Panzi, où sont opérées nombre de femmes atteintes de fistules, est donc aussi vécu comme la promesse d’une renaissance. Dans quelques jours, elle sera réparée. « Je n’arrive pas à imaginer vivre sans ces fuites. Ce jour-là, ce sera une fête pour moi. »
*Le prénom a été changé.

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