Précédemment (https://kaceto.net/spip.php?article11825), nous avons dit que pour résoudre vraiment la question sécuritaire, il nous faut revisiter certaines « vérités ». En somme, cesser de nous raconter des choses fausses. Aujourd’hui, nous allons visiter une de ces demi-vérités : nous n’y sommes pour rien.

Nous y sommes bien pour quelque chose. Il y a des raisons extérieures : l’islam radical. Sachant que tout ce qui est radical contient un degré de violence. Je vous propose de regarder cet aspect une autre fois. Et il y a des raisons intérieures. Ce que les spécialistes appellent des phénomènes internes, ou encore des questions sociologiques. C’est principalement la domination. Cette domination prend plusieurs formes. Des hommes inventent des raisons et des moyens pour dominer d’autres hommes. Problème : quand on tente d’oublier l’histoire, celle-ci se venge.
On vous dira la main sur le cœur que son royaume d’origine, ou son groupe ethnique, n’a pas participé à l’esclavage. Cette affirmation ne résiste pas longtemps à l’examen. Dans la langue mooré, on a Yemba ou Yamba (esclave), Yempoka (Femme esclave), Yembila (petit esclave), ou Yembi (le prénom esclave).
Un petit écart avant de poursuivre. Je vous demande pardon deux fois. Je ne maîtrise que très imparfaitement la graphie moaga. Et j’écris le mooré du Yatenga. Moi, je m’impose l’effort d’entendre et de lire le mooré des autres royaumes. Il ne me paraît pas excessif de demander le même effort aux autres.
Le premier linguiste venu vous dira qu’un mot ou une locution n’apparaît pas dans une langue sans raison. On invente un mot pour décrire une réalité. Un Bambara ne peut pas dire téléphone sans s’imposer un effort de diction. Il dira tilifon. Parce que cet accessoire n’existait pas dans son histoire. Et sa coutume n’avait aucune raison d’inventer le mot téléphone. A Ouahigouya, les vieilles disent « mascorni ». Les macaroni ne faisant pas partie des arts culinaires du Yatenga. Dans de nombreuses zones du Burkina Faso, les gens disent « ilictriciti ». Ils n’avaient aucune raison d’imaginer le mot électricité. Je n’insiste pas sur la locution « valon » pour dire volant de la voiture.
La linguistique nous dit très clairement que l’esclavage existait bel et bien dans les royaumes mossé. Et cette pratique ne pouvait manquer de laisser des traces sur notre inconscient collectif et notre subconscient. Allons plus loin ! Dans les villes capitales des anciens royaumes, il y a chaque fois un quartier au nom très évocateur. Si vous demandez, on finira par vous dire que c’était le quartier des esclaves.
Les griots chantent les nobles. On ne peut pas être noble tout seul. Un noble, ça signifie un entourage qui n’est pas noble, et qui est au service de la famille du noble. Si vous écoutez Madjou de Salif Keita, cette chanson est un livre d’histoire. On a un Konaté. Un fils issu de la grande famille Konaté, s’est institué Keita (Kei : l’héritage, Ta : celui qui prend l’héritage). La racine Keita ainsi créée est une lignée noble. Et vous avez un passage où le chanteur cite les noms des nobles des grandes familles maraboutiques. Des nobles et des gens soumis, c’est une réalité qui traverse toute la société, toutes les sociétés.
Les esclavagistes européens arrivent. Une première chose. Celui qui a les moyens pour venir jusqu’à vous est techniquement supérieur à votre société. C’est une réalité indéniable. Cette supériorité technique induit une domination. La chose visible de cette nouvelle domination, c’est la traite des esclaves. Si vous arrivez en Guinée maritime, tout le monde vos parlera de la Reine Nyara Bély. Cette femme était une marchande d’esclave d’origine portugaise. Il y a aussi Domingo, qui a donné son nom à la cité Domiya. C’était un débarcadère où les bateaux venaient embarquer les cargaisons d’esclaves. Cette traite a besoin d’auxiliaires autochtones. Pourquoi ? Parce que les Européens ne connaissaient que les régions côtières. Les ravitailleurs, c’était les familles nobles qui dirigeaient les royaumes. C’était vrai à Ganvié, c’est vrai à Pointe-Noire, et c’est vrai ailleurs.
Puis on passe à la colonisation. L’administration coloniale a besoin elle aussi, d’auxiliaires locaux. D’autant qu’on est passé de la traite aux travaux forcés. Encore une domination. Travaux forcés, plus impôt de capitation. Les Mossé ont appelé cet impôt « Yonr Yawdo ». Le prix de la vie. On payait tout simplement parce qu’on avait la curieuse idée d’exister. Les chefferies nobles étaient à la bonne place pour recruter les travailleurs, et pour collecter l’impôt de capitation. Cela est resté dans les mémoires.
Les indépendances arrivent. On ne le dit pas, mais les nouveaux gouvernements ont hérité de ce paquet-cadeau. Et qu’est-ce qu’on a fait ? Les administrateurs ont poursuivi les œuvres et les manières de l’administration coloniale. Un fonctionnaire n’intervient que pour la coercition. Ou pour se sucrer. Une domination qui remplace d’autres dominations. Si vous arrivez dans certaines régions, vous ne trouvez que des ouvrages hérités de la période coloniale. Ou des équipements financés par des ONG. Avec la plaque qui convient. De nombreuses régions sont aujourd’hui inaccessibles. Les routes de la période coloniale sont toutes foutues. Et personne n’a pensé utile de faire quelque chose. Une domination silencieuse, mais une domination quand même.
Arrive les djihadistes avec des messages confus. On a deux types de réactions. Les anciens captifs qui ont profité de la République pour s’affranchir, ne veulent évidemment pas retourner sous le joug des nobles. Les nobles qui perdu et source de revenus et prestige voient là une occasion magnifique pour se refaire. On rêve de resusciter les anciens royaumes. Il y a le prétexte de la religion, et il y a des visées hégémoniques.
Il faut voir. Quand le colonisateur a institué les écoles, les familles nobles ont donné les fils des captifs. Ce qui leur a joué un mauvais tour. Parce que ces enfants de captifs sont devenus les nouveaux administrateurs et autres fonctionnaires. Des fils de captifs au-dessus des familles nobles, on peut parier qu’il y a eu des digestions difficiles. Quand on recrutait les gens pour les travaux forcés, les nobles ont donné les fils de captifs. Et ce sont ces rejetons de familles de captifs qui détenaient le savoir technique dans leurs mains. De même pour le commerce. Ce bouleversement n’a pas fait que des heureux.
Des gens ont profité des institutions de l’Eglise catholique pour s’affranchir. Les maisons des femmes évadées, cela a existé. Les écoles de la mission catholique, ça existe aujourd’hui encore. Parce que les femmes ont vécu et vivent une double domination. On est enfant d’une famille qui n’est pas noble. Parfois, c’est tout le village qui est dominé. Et au sein de la famille de dominés, on subit la domination des mâles. Surtout si on a le grand malheur d’être fille d’une épouse reléguée. Car il y avait la favorite « Poug nongrè », la femme aimée, et la reléguée « Poug Béogo », la mauvaise femme. Si vous écoutez le chantre traditionniste Mathias, cette réalité se retrouve dans chacune de ses chansons.
Ce que je vous décris là a vraiment eu lieu. Vous pouvez vérifier ! Et ça date seulement de 62 petites années. C’est si profond que ça ne peut pas manquer de jouer un rôle dans la situation que nous vivons. C’est si récent que les brûlures sont encore vives. Notre grand malheur, ce sont des choses dont on ne parle pas. Ces réalités sociales ressurgissent occasionnellement. Quand des jeunes gens se rencontrent et veulent fonder un foyer, on dira seulement que « Nous n’épousons pas ces gens ! ». Sans plus. Quand un politicien veut se porter candidat, on va murmurer : « Pas celui-là quand même ! On connaît tous d’où il vient ». Cela peut venir en creux. Un candidat va s’appliquer à répéter sans relâche qu’il est « prince » issu d’une « famille noble ». Les oreilles averties entendent : « mes adversaires ne sont pas nobles ». Donc indignes de vous diriger. Et ce sera répété en sourdine.
Une troisième fois, mes excuses. Pardon d’avoir été si long. Si quelque chose dans cet écrit heurte la sensibilité d’une sœur ou d’un frère, croyez-moi, ce n’est pas voulu. Si quelqu’un a un rectificatif ou un complément à apporter, il est bien évidemment le bienvenu. Un cerveau humain ne peut pas penser à tout.

Sayouba Traoré
Journaliste, Ecrivain