La démocratie dit-on, c’est le moins mauvais des régimes. A l’expérience, elle permet, à défaut de garantir une paix perpétuelle, de faire coexister, c’est à dire tolérer les singularités et de préserver l’essentiel indispensable pour le vivre ensemble.
Mais comment la démocratie peut-elle se préserver contre ceux qui, profitant de l’espace de liberté qu’elle leur offre, en viennent à remettre en cause le principe même qui fonde la démocratie, c’est à dire la tolérance ?
Pour y voir clair, Kaceto.net est allé s’entretenir avec Hamado Ouédraogo, enseignant en philosophie à l’Université Ouaga 1, Joseph Ki-Zerbo. Sur la démocratie, la justice, la liberté et le vivre ensemble, on gagne à s’approcher de lui. Interview.


Dans un texte que vous avez publié en 2019 dans Le Cahier philosophique d’Afrique et intitulé : « la tolérance, un impératif démocratique », il apparaît que la tolérance est le critère premier de la démocratie. Est-ce cela ?

C’est exact du point de vue du contractualisme, un courant philosophique qui soutient que les individus préexistent à la société qu’ils fondent d’un commun accord. Ils sont naturellement égaux et compétitifs, et naturellement, portés à rechercher la sécurité. Chacun d’eux est capable de se représenter les avantages respectifs de différentes situations.
Certes, les citoyens partagent certaines valeurs et s’accordent sur des lois, mais ils poursuivent néanmoins comme personnes privées, des intérêts particuliers. Par exemple, ils ont une diversité d’intérêts matériels, une multiplicité des valeurs culturelles et d’engagements politiques ou éthiques. Ils croient en des religions différentes, ou pas du tout, ils ont des conceptions différentes du Bien et du Mal, ils apprécient des activités diverses et des formes de relations interpersonnelles, ils ont des engagements contraires. Dans de telles circonstances, comment vivre ensemble sans nier la diversité et respecter les différences ? Comment penser la coexistence pacifique des prétentions de sens ?
De même, les institutions de la démocratie, telles que les parlements (Assemblé du peuple) sont des structures qui rendent possible la confrontation des opinions par la discussion et les débats. Le parlement est destiné à contenir les tensions et à entretenir un équilibre entre des exigences contradictoires tenant à la diversité (partis d’opposition, mouvance, ceux qui sont de la gauche, de la droite, du centre etc.) et à permettre à tous les secteurs de la société d’être représentés et de participer à l’élaboration des textes organisant la vie démocratique. Tolérer, c’est alors consentir qu’au nom de la liberté, un principe reconnu à tous qui fonde d’ailleurs la démocratie, d’autres hommes pensent et agissent selon des principes que nous ne partageons pas forcément ou avec lesquels nous sommes même en désaccord. Autrement dit, en démocratie la tolérance est la faculté de laisser aux autres la liberté d’exprimer des points de vues que nous jugeons fausses où différentes des nôtres et de les laisser vivre. Tous les citoyens, y compris les dirigeants politiques, ont pour obligation de pratiquer la tolérance dans leurs propos et dans leurs actes. C’est pourquoi, nous pouvons dire que la tolérance est le critère premier de la démocratie. Plus fondamentalement, dans la démocratie, il s’agit d’identifier ce qu’il y a d’essentiel en chacun, ce qu’il est intolérable d’ignorer, de violer pour ne pas nier la personne dans son essence, c’est-à-dire la traiter de manière indigne par rapport au statut d’être humain. En fait, la démocratie recherche à concilier la possibilité d’être différent et le fait de pouvoir vivre ensemble et de partager des valeurs communes. Elle répond à la question suivante : comment organiser la coexistence humaine ?

Vous dites : si toutes les convictions, toutes les conduites avaient une valeur reconnaissable universellement, il n’y aurait rien à tolérer ; le respect s’imposerait de lui-même. Voulez-vous dire que la tolérance n’est pas une valeur universellement acceptée comme telle ?

Cela voudrait dire que tout ce que nous croyons et avons comme valeurs ne sont que relatives ou subjectives, propres à nous seulement. Et il en est de même pour les autres à notre égard. Et comme nous sommes amenés à vivre ensemble, nous avons l’obligation de s’accepter et d’accepter ces différences qui existent entre nous au lieu de vouloir imposer ma vérité ou ma croyance aux autres qui ont également les leurs. Cela veut dire que rien de ce que nous croyons, rien de ce qui est une valeur pour moi ne l’est pas forcément pour d’autres, d’où la nécessité de la tolérance réciproque.
Toutefois, la pratique de la tolérance exige un effort contre soi-même qu’il n’est pas facile d’exercer et qui demande une certaine éducation, une certaine culture. Il est difficile par exemple de distinguer l’idée de ma vérité et de celle de la violence que l’on peut user souvent parce qu’on croit à de telle vérité et que l’on veut qu’elle soit respectée par l’autre qui a lui aussi la sienne. Il n’y a pas de tolérance authentique sans la persistance dans l’effort de rester tolérant. S’il n’y a aucun effort à fournir, si l’altérité (l’autre) allait de soi, je ne peux plus dire que je le tolère. En somme, on pourra dire que la tolérance est une valeur universellement acceptée et toutes les religions la confesse comme valeurs, mais non respectée, car sa pratique c’est-à-dire, sa mise en application est très difficile et éprouvant pour le commun des mortels.

Selon vous, la tolérance est une valeur toujours en tension, jamais totale ; elle implique une interaction entre des forces en présence. Faut-il comprendre que la tolérance peut être imposée ?

Je veux dire ici que la pratique de la tolérance n’est pas chose facile, car elle demande des sacrifices qu’il est difficile à chaque camp en présence de consentir pour être tolérant. Selon certains moralistes, la notion de tolérance est associée à la notion absolue de Bien et de Mal.
La tolérance s’exerce lorsqu’on reconnaît qu’une chose est un mal, mais que combattre ce mal engendrerait un mal encore plus grand. C’est dans ce sens que Ghislain Waterlot soutient : « Il faut tolérer les défauts de ceux avec qui nous avons à vivre. On tolère à Rome les lieux de débauche, mais on ne les approuve pas. Il faut tolérer les abus quand on ne peut les retrancher tout à fait, tolérer les crimes qu’on ne peut pas punir ». La tolérance repose sur des considérations tactiques, sur le relâchement provisoire du supérieur à l’égard de l’inférieur ; elle exprime une situation de compromis, de suspension de la règle. Sa motivation ou son objectif est la prudence ou encore la condescendance, par rapport aux faiblesses humaines. Non, je ne crois pas qu’on imposer la tolérance par la force, c’est une disposition à cultiver en chacun de nous, une éducation à donner aux citoyens, une lutte personnelle, l’effort de se discipliner soi-même afin d’accepter les autres qui diffèrent de moi et qui peuvent m’enrichir.

Faut-il tout tolérer ou y a-t-il des limites au-delà desquelles, la diversité des opinions devient une menace pour la démocratie ?

Le pluralisme (la diversité d’opinions, de valeurs etc.) n’est pas perçu comme un désastre, mais plutôt comme le résultat naturel de l’activité de la raison humaine, une simple réalité sociologique. Pour John Stuart Mill, si tous les hommes sauf un partageaient la même opinion, ils n’auraient pas le droit d’imposer silence à cet homme. Imposer le silence à l’expression d’une opinion revient à en déposséder l’humanité (présente et future). Etouffer une discussion, c’est croire en l’infaillibilité de sa position. C’est pourquoi, il estime que « la diversité d’opinions n’est,
« pas un mal mais un bien ». En effet, le pluralisme ou la diversité n’est plus seulement un fait qu’on doit tolérer à contrecœur ou tenter de restreindre, mais un principe axiologique. Il doit être tenu pour constitutif au niveau conceptuel, de la nature même de la démocratie moderne ; on doit le célébrer et le valoriser. Il n’y a pas de promotion de la liberté concrète sans promotion de la diversité et la reconnaissance d’une certaine relativité.
La conciliation de ses différentes opinions viendra du faite que les citoyens dans la démocratie sont certes des êtres rationnels (c’est-à-dire capables de calculer leurs intérêts et leurs désirs), mais ils sont aussi des êtres raisonnables (capables de limiter quelques fois leurs projets, leurs ambitions pour s’harmoniser avec les autres afin de pouvoir coopérer avec eux, pour le respect du contrat social qui les lie avec les autres citoyens pour vivre ensemble). Les personnes raisonnables doivent être prêtes à modifier leurs idées, leurs croyances ou les actions qui en découlent, pour rendre possible une coopération sociale sur la base de la liberté et de ceux qui pensent différemment ou qui ont d’autres croyances. Parce que les agents rationnels sont aussi des agents raisonnables, ils ont le désir de coopérer selon des règles qui sont publiques, c’est-à-dire selon des règles qu’ils s’engagent publiquement à respecter, et qui sont acceptables pour tous. C’est l’ajustement de ces deux facultés humaines des citoyens démocratiques qui font que la diversité des visions et opinions ne peuvent constituer une menace fondamentale pour la démocratie.

Rapportée au contexte actuelle burkinabé, estimez-vous que la tolérance est-elle une valeur partagée ?

Je dirai que le contexte actuel de Burkina Faso est très difficile, dû à l’insécurité (terrorisme), une montée sans précédent des conflits ethniques, des divisions politiques et socio-professionnelles. La déchirure du tissu social et la remise en cause des liens ancestraux de culture et de paix qui régnait entre les différentes ethnies depuis des milliers d’années au Burkina Faso. Tout cela remet en cause les valeurs de la tolérance, du vivre ensemble et de la solidarité. C’est pourquoi, un effort doit être fait dans ce sens pour plus de tolérance entre Burkinabé de tout bord politique, d’idéologie, de confession religieuse, pour plus d’unité nationale face à ce qui menace notre existence, notre mieux vivre ensemble. La recherche du vivre ensemble (living together) demeure une quête permanente, dans une aspiration à mieux prendre en compte la diversité qui caractérise nos sociétés : la diversité de cultures, de religions, de genre, d’opinions politiques. Le vivre ensemble, est alors une relation avec l’autre dans laquelle on n’occulte pas les différences (de richesses, d’handicaps, de cultures, de niveaux de pauvreté, de limitations etc.), mais leur adaptation et leur ajustement au contexte par des passerelles du compromis et de la construction du commun.

Percevez-vous des formes d’intolérance dans notre pays ? Si oui, quelle sont les armes dont il faut se doter pour lutter contre elles ?

Il y a quelques germes d’intolérance dans certains domaines que l’on peut souvent observer, même si de telle intolérance n’est pas trop exacerbée. La lutte contre l’intolérance passe forcément pour le plus grand « vaccin humain », je veux dire l’éducation. Il faut éduquer les enfants à la tolérance religieuse, à l’acceptation de la différence, fondement de la démocratie. Le vivre ensemble n’est ni inné, ni donné, il s’apprend et se construit, vivre ensemble c’est se situer à la fois dans la perspective de l’égalité, de la liberté et de la différence.

Interview réalisée par Joachim Vokouma
Kaceto.net