L’écrivaine d’origine sénégalaise est en colère. L’objet de son ire : la tournure que prend en France le débat sur l’identité nationale. Attention, voilà une fine bretteuse dont les armes redoutables sont les mots. C’est en tout cas ce qui ressort du dernier livre de l’écrivaine française d’origine sénégalaise Fatou Diome : Marianne porte plainte !* Et Fatou Diome entend bien se faire son avocate indignée. Celle qui se dit "Française par choix, donc par amour mais aussi par résistance" détaille en mots bien sentis et parfois lapidaires sa colère devant certaines déclarations politiques qui font de l’identité nationale un totem médusant et sclérosé. Ces "pirates qui menacent devant [ses] yeux [sa] mère adoptive", Fatou Diome a choisi de les affronter. Elle le fait avec la langue française, celle-là même qui l’attache, en lien d’amour, à ce pays. Fatou Diome porte plainte aussi auprès de chaque lecteur. Elle dit au Point Afrique les raisons de sa colère.

Le Point Afrique : auprès de qui Marianne porte-t-elle plainte et pour quelle raison ?

En littérature, l’ironie est permise. Marianne porte plainte contre les diviseurs, contre ceux qui falsifient son histoire, son identité. Contre ceux qui ne veulent pas admettre la diversité de ses enfants. Contre ceux qui vont à l’encontre de sa devise nationale. Je suis de nationalité française, je suis donc une des enfants de Marianne, et je me donne le droit de dire que je ne suis pas d’accord. On ne m’a pas donné la nationalité à titre provisoire mais vraiment de manière sincère. Cela signifie qu’on m’a donné le droit de m’exprimer en tant que citoyenne française.

Marianne porte plainte aussi contre ceux qui refusent de la défendre. Si elle porte plainte, elle espère être défendue. J’imagine que Marianne compte sur tous ceux qui ne sont pas d’accord avec ces propos partout entendus pour la défendre. J’en appelle à toute personne qui se sentirait mal à l’aise avec les propos qui m’ont révoltée ; que ceux qui partagent ma révolte viennent avec moi défendre ma mère adoptive Marianne.

Quels sont ces propos ?

C’est une accumulation. Les propos d’aujourd’hui ne sont graves que parce qu’ils ont été installés depuis longtemps. Voilà quelques années que l’identité est devenue une obsession. Ce sont parfois les défenseurs de l’identité de la France qui lui font le plus grand mal en la rendant tellement restrictive, crispée, inquiète. La France n’a pourtant aucune raison de s’inquiéter car partout dans le monde, les gens parlent de la France avec tant d’amour. Comment peut-on habiter un si beau pays et être si pessimiste, rancis dans sa mentalité, vouloir s’enfermer alors que la France a toujours voulu disperser ses valeurs d’une manière universelle. À l’étranger, quand je dis "la France", les gens me parlent des auteurs, des musiciens, des poètes. Rien ne m’oblige à rester en France, je suis parfaitement libre d’aller travailler ailleurs. Je vis dans ce pays parce que je l’aime ; c’est une libre décision. Ce qui est triste est que quand on est Africain, les gens pensent qu’on reste en France pour y gagner sa vie. Je peux gagner ma vie ailleurs. Mais je reste par choix, par amour.

Vous dites que l’identité nationale est une passerelle, pas une barrière. Pourquoi pas un pont ? La passerelle a quelque chose de fragile, qui tangue aussi.

Aller vers l’autre est toujours une fragilité. Pour aller vers l’autre, il faut accepter sa propre fragilité. Il faut accepter de se décentrer de soi, de relativiser sa culture. Dès lors, on ne peut plus mépriser l’autre. On se met alors en position de comprendre et d’apprendre. C’est là la fragilité, car on transmet ce qu’on sait et reçoit ce qu’on ne sait pas. On ose. Effectivement, une passerelle tangue, mais je ne veux rien sécuriser. Ma vie n’a jamais été sécurisée. Je suis venue en France car j’ai pris le risque d’aller vers l’inconnu. Il faut en cela beaucoup d’humilité, de découvrir un pays, sa langue. Encore maintenant, je découvre des mots nouveaux qui m’émerveillent. Cette fragilité-là est nécessaire, philosophique aussi dans le cheminement d’un être humain car on n’est jamais parfaitement accompli. Dans l’idée de passerelle, il y a quelque chose de l’ordre du chemin étroit. Je viens d’une île. Parfois sur un bras de mer, il y avait une toute petite passerelle, faite de simples branchages. Cela tangue, bouge, le vent souffle, il faut s’accrocher. J’ai dû aussi m’accrocher pour rester en France, on ne m’a rien facilité.

Vous écrivez qu’on a exigé de vous "un saut d’obstacle qui aurait brisé les jambes d’une jument", que voulez-vous dire ainsi ?

Cela signifie que si vous venez en France en 1994, que vous êtes noire, et qu’en 2017 vous y êtes encore, c’est que vous êtes une combattante. Car vous aurez entendu des "rentre dans ta forêt, va manger tes bananes". Évidemment, ce sont là les mentalités les plus primaires qui parlent. Mais il y a aussi d’autres mépris qui ne disent pas leur nom. On vous regarde de haut, vous parle mal, vous tutoie, vous avez bac+5 et vous devez faire des ménages. On refuse de vous donner votre chance tout en sachant que vous n’êtes pas bête. Tout cela, je l’ai vécu. Mais cela ne m’a pas découragée. Je me suis dit qu’il fallait continuer à m’instruire, à respecter les gens, à me comporter comme une citoyenne ordinaire. Alors même les plus obtus en auront assez de me traiter en étrangère. On finit aussi par en avoir assez de traiter les autres en étranger. Peut-être verront-ils alors que ce n’est pas de la triche, que j’aime vraiment cette culture. Que je l’ai étudiée et la respecte. C’est tout. Je ne peux pas faire plus que l’aimer et la respecter. Aussi la partager.

La France quand on est noir, arabe, chinois, ce n’est pas la même chose que quand on est blanc ?

Non, ce n’est pas la même chose car j’imagine que moi, la Noire, je n’aurais pas la prétention de vouloir chasser les autres. Moi, la Noire, je suis consciente d’avoir été immigrée. Je suis consciente d’avoir dû faire mes preuves. Pour être française, j’ai souffert. Mais les autres, qu’ont-ils fait pour mériter d’être mes compatriotes ? Les autres Français sont nés ici. Moi, je suis venue ici. J’ai pris un avion, déjà, il pouvait s’écraser (rires). J’ai aimé un enfant de France, il m’a laissée. Je suis quand même restée. Mais l’être humain doit rester debout, il a besoin de sa dignité. Cela aurait été plus facile de s’enfuir. J’ai étudié et j’étais femme de ménage. Je ne connais personne qui rêve de faire ce métier. Pourtant je remercie ceux qui ont eu la bonté de me faire travailler car j’ai financé ainsi mes études. Certains m’ont refusé ce simple travail. Tous ces gens ont contribué à ce que je réussis à faire aujourd’hui.

AFP